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[Le territoire du vide | Alain Corbin]
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Franz



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Posté: Mar 06 Jan 2009 19:27
MessageSujet du message: [Le territoire du vide | Alain Corbin]
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Dans son avant-propos, l’auteur expose les grands principes qui régissent sa démarche d’historien. Le document n’est plus l’unique source pour appréhender le passé. Afin d’éviter « l’anachronisme psychologique », il convient de « délimiter les contours du pensable, repérer les mécanismes de l’émotion nouvelle, la genèse des désirs, la manière… dont s’éprouvent les souffrances et les plaisirs… ». Alain Corbin va essayer de se substituer aux regards des hommes du passé, se charger de leurs émotions afin de restituer le désir du bord de mer entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle.
La 1re partie, « L’ignorance et les balbutiements du désir », explore d’une part les raisons de la répulsion du rivage à travers l’approche biblique et l’idée du Déluge : « …les sables des rivages, les blocs erratiques que l’on trouve sur certaines plages ainsi que les gouffres naturels ne pourraient s’expliquer sans référence au déluge » et envisage d’autre part la naissance du désir du rivage avec la découverte des paysages hollandais à l’image de « l’admirable chemin de Scheveningen », du littoral domestiqué, de la mer nourricière. « Sous l’emprise de l’esthétique du sublime », Diderot écrit en 1773 que « le spectacle de l’océan à fleur de terre » « vous fera rêver et frémir ». Malgré ce frémissement, pour beaucoup, à la fin du XVIIIe siècle, la plage reste une « ligne indécise, soumise à toutes les incursions où viennent se déposer les excréments de l’abîme ».
La 2e partie du livre, « Le dessin d’un plaisir nouveau », se concentre sur la montée du désir de rivage entre 1750 et 1840 avec les recommandations thérapeutiques des médecins britanniques. Ainsi Russell pense que l’eau de mer peut enrayer la putréfaction à l’intérieur du corps, dissoudre les « tumeurs indurées », « nettoyer et défendre le système glandulaire tout entier des impures viscosités ». Pour les savants du XVIIIe siècle, le rivage devient le lieu privilégié où se lisent « les archives du monde ». Il acquiert ainsi « une sublimité nouvelle ». La science se dissocie progressivement de la religion. La Terre se situe maintenant à l’échelle géologique, « indifférente aux être qui l’habitent ». Comme le résume si bien l’historien Alain Corbin : « […] le bruit blanc, ininterrompu des vagues, sans cesse reproduites, pourra dire désormais l’éternité du monde… ». Peu à peu, l’érosion immémoriale se substitue au cataclysme biblique pour expliquer la formation des côtes. Le regard se décille, saisissant l’épaisseur du substrat rocheux, opérant une lecture tridimensionnelle du rivage qui passe d’une ligne immuable à une zone située entre les abîmes sous-marins et les terres émergées. Les savants voyageurs déambulent sur les surfaces indécises de l’estran que le reflux et le flot découvrent et recouvrent, délivrant des « grouillements » obscènes mais riches en enseignements. [J’ai pu noter, avec un pincement à l’estomac, que deux savants ont recueilli aux îles Chausey, en 1828, plus de cinq cents espèces différentes. Quel inventaire et quel bilan pourrait-on dresser aujourd’hui ?] L’émergence de la géologie a contribué au sentiment romantique avec la perception exacerbée de la précarité des choses. Face à l’immensité de la mer, à la tempête indéchiffrable, l’homme éprouve sa finitude et « l’horreur exquise » ressentie ancre au tréfonds de son âme l’esthétique du sublime. Puis, la recherche du pittoresque se codifie et devient l’apanage d’une élite seule capable de goûter réellement au paysage. Au XVIIIe siècle, les plages méditerranéennes exercent une vive répugnance à l’exemple des brumes qui « exhalent alors une mofète pourrissante, génératrice potentielle de fièvres putrides » puis la tendance s’inverse ; sur les rivages siciliens, l’esthète se délecte du vertige éprouvé au-dessus de la transparence des eaux. Les romantiques vont y ajouter la découverte du moi en l’associant à la vacuité des éléments et y dévoiler l’abîme que chacun porte en soi. Le rivage s’érotise avec le contact du sable sur le pied nu, la caresse « insistante » du vent sur le corps, le fouet des vagues et « l’engloutissement rêvé comme une lente pénétration ».
La 3e partie, « La complication du spectacle social », s’oriente d’abord vers le port et les différents regards portés dessus selon les centres d’intérêt de l’époque : vue panoramique, visite de la rade, appréciation des défenses militaires, de la bigarrure sociale, des mouvements de marchandises mais aussi rejet de la mainmise humaine sur la nature comme l’exprime Victor Hugo : « Je déteste toutes ces maçonneries dont on caparaçonne la mer. […] Plus le port est petit, plus la mer est grande ». La mer sert de dépotoir et la pollution gâche les ressources halieutiques. L’exploitation du goémon pour en extraire les pains de soude nécessaires à l’industrie naissante engendre d’infects cloaques où pourrissent les algues. Il faut parfois « faire enlever par la force plusieurs de ces tas de fumier que d’aucuns cachaient jusque sous leurs lits ». L’enquête ethnologique corsetée par les idées néo-hippocratiques dessine maladroitement le portrait des populations littorales, des pêcheurs et des matelots soumis aux éléments et modelés par eux, ainsi en est-il de leur tempérament, tour à tour violent et calme. La femme du pêcheur est ainsi décrite : « Hâlée, précocement ridée, rendue puante par le maniement des fruits de la mer, la femme exhibe ses jambes non pour exciter à la concupiscence mais bien parce qu’elle demeure proche de l’état sauvage. […] Devant cette nudité naïve et laborieuse, antithèse du savant déshabillage de la courtisane, le voyageur ne saurait avouer – sinon éprouver – l’ébranlement de sa sensualité. » Le regard porté sur les hommes des bords de mer oriente aussi celui du voyageur sur le paysage. Le peuple des rivages finit par être « domestiqué » puis asservi à la classe de loisir. Il perd sa sauvagerie et se métamorphose en sauveteur : « […] le geste héroïque [du sauveteur des grèves] témoigne de l’existence d’un bon peuple qu’il est possible d’opposer à ces classes laborieuses, dangereuses et vicieuses que l’enquête sociale découvre alors dans le soubassement d’une ville. » Les naufrages dans les ports ou près des rivages sont très fréquents à l’époque de la marine à voile. D’abord vécus comme des tragédies par les proches des victimes, ils finissent par devenir des spectacles dont se délecte la gentry [petite noblesse] et l’aristocratie en villégiature dans les marinas ou sur les digues-promenades construites à cet effet. Puis les peintres de marines s’intéressent aux combats navals. Enfin, l’estran, dans sa topographie incertaine et insaisissable, exacerbe le fantasme d’engloutissement : « La succion, l’aspiration par la tangue, les lises, les sables mouvants comme l’irrésistible et cruelle montée des flots autorisent de ressasser le fantasme de l’engloutissement inéluctable… ». La plage est conçue à travers des pratiques communes où les touristes se reconnaissent. Si les stations balnéaires finissent par se développer, l’aristocratie en reste la principale initiatrice.
Quatre-vingt pages de notes poursuivent la lecture d’un essai bien structuré et très documenté qui se goûte chapitre après chapitre avec grand plaisir si on porte de l’intérêt au sujet. L’auteur a exhumé des sources oubliées et ses références bibliographiques n’en ont que plus de saveur. Alain Corbin a su ressusciter tout un pan du passé culturel de l’Europe occidentale des XVIIIe siècle et XIXe siècle puis à donner consistance à une pensée et une pratique socioculturelle en mouvement avec un indéniable talent.

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