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[Sentir mon corps brûler | Aure Hajar]
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apo



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Posté: Lun 23 Sep 2024 18:32
MessageSujet du message: [Sentir mon corps brûler | Aure Hajar]
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Dès réception de ce livre, envoyé par service de presse, il m'a attiré au point de bouleverser l'ordre de mes lecture empruntées ; la couverture m'a plu, l'une des citations en exergue, tirée de Nelly Arcan dont je suis un grand admirateur, a achevé de me tenter. Et bien m'en a pris.
Les témoignages d'anciennes travailleuses du sexe, me semble-t-il, se partagent en nombre pratiquement égal entre ceux qui font état d'une aliénation absolue, même en l'absence d'une menace ou d'une contrainte d'autrui à se prostituer, et ceux qui proclament la liberté qui doit être laissée aux femmes de vivre leur sexualité comme bon leur semble, dans le respect de leurs actes et de leur parole, y compris lorsqu'elles considèrent la prostitution comme un acte d'émancipation, d'agentivité, d'empowerment. Plus généralement, nous lecteur.trice.s féministes, devant ce genre de textes, semblons ne pas (encore) pouvoir nous libérer d'un certain nombre d'a priori ou d'attentes biographiques : l'autrice avait-elle été contrainte par des circonstances sociologiques (difficultés matérielles insurmontables) ou psychologiques (traumas sexuels sous-jacents, psychoses, addictions, etc.), ou bien s'était-elle prostituée pour des raisons « futiles » ? Est-elle « repentie » ou non au moment de la rédaction ? Sa sortie du travail du sexe s'est-elle opérée de façon autonome ou grâce à un soutien extérieur ? En vérité, en fonction de ces paramètres, le lecteur tend à mesurer sinon le degré de crédibilité, au moins la dose d'empathie qu'il est prêt à accorder à l'écrivaine. Nous semblons toujours ignorer la multiplicité des profils des travailleur.euse.s du sexe, des circonstances et contextes d'entrée et de sortie des industries, ainsi que l'évolution technique, juridique et matérielle de celles-ci : en somme, nous éprouvons une certaine difficulté à intégrer la complexité et à nous affranchir du manichéisme. Or, l'avantage du roman sur le témoignage, ou plus exactement de toute autre forme hybride d'écriture sur le travail du sexe, c'est précisément de pouvoir se permettre de court-circuiter de tels a priori et attentes, de faire éclater le manichéisme, notamment en vertu de procédés et d'artifices littéraires.
Dans ce roman, la protagoniste, Lila, ne nous est pas présentée de manière à susciter une empathie inconditionnelle, ni son contraire. Elle est mue par l'avidité, par une ambition à devenir aussitôt une « transfuge de classe », elle est prête au mensonge et à l'imposture sur ses origines familiales et sociales, suffisante et insensible vis-à-vis de sa mère, infidèle en amitié. Pourtant, l'autrice dénonce dans le même temps la violence des rapports de classe en juxtaposant à la narratrice, dans la première partie du récit, deux personnages secondaires d'une grande importance : Agathe et Andrea – emblèmes respectivement du futur convoité et du passé renié. Dans cette première partie consacrée à l'entrée en prostitution, Lila possède également une compréhension et une conscience très imparfaite de la situation dans laquelle est se trouve. L'autrice alterne habilement des considérations féministes que la narratrice est censée avoir acquises a posteriori, lors de rédaction c'est-à-dire dans le présent narratif, avec des observations sur Lila néophyte, sur son corps, sur ses clients, sur son activité, campées dans le temps remémoré. D'ailleurs, l'autrice fait très clairement avancer la réflexion et la conscientisation de l'héroïne par le truchement de sa communication salvatrice avec ses « consœurs de la putosphère » : à un certain moment, ses idées sont les leurs.
Dans la deuxième partie du roman, consacrée à l'entrée en pornographie, le même procédé narratif est adopté, où une importance fondamentale et un rôle de « maître à penser » sont donnés aux personnages secondaires, particulièrement à Esther. Dans cette deuxième partie, d'ailleurs, les pages féministes sont plus nombreuses, plus mûres, plus complexifiées, et cela confère l'illusion de la maturation du personnage principal au fil du temps. Il est également significatif que le souvenir d'un trauma fondateur dans la trajectoire de la sexualité de Lila ne soit évoqué qu'au chap. 39, vers la fin de la deuxième partie, et dans le contexte du début de l'écroulement physique qui la conduira brusquement à la sortie du travail du sexe. Ainsi, les vulnérabilités mais aussi la force et le surgissement de la plus grande détermination de Lila, enfin émancipée du regard des autres, n’apparaissent que progressivement, de même que sa propre intelligence de sa condition. Et le lecteur est bien obligé de mûrir lui-même au rythme imparti ! C'est là une grande qualité littéraire du livre.
Je lui trouve un seul défaut. La troisième partie, qui se compose d'un seul chap. (42) et d'un épilogue, et qui comporte la narration imaginaire de l'après-travail du sexe de Lila, est disproportionnellement courte. Il me semble pourtant, mais ce n'est peut-être qu'une impression mienne, corroborée par un seul film documentaire de la part d'une actrice pornographique en exercice, qu'une métamorphose embryonnaire mais fondamentale est en train de s'opérer ces dernières années dans l'industrie pornographique (française ?), où l'évolution des moyens techniques (plateformes gratuites et plateformes payantes, vlogs, etc.) multiplient la présence sur le marché des actrices productrices d'elles-mêmes, recrutant les acteurs hommes de leur gré, et naturellement déterminant les scenarii. Cette métamorphose est à même de renverser les rapports économiques et de domination de genre, mais aussi, me semble-t-il, de conférer un nouveau souffle de créativité, de féminisme, de diversité et même dirais-je d'intelligence à la production pornographique, où les actrices indépendantes, enfin libérées de l'exploitation éhontée du passé, parviennent graduellement à se distinguer par leurs qualités intellectuelles plutôt que comme chair fétichisée agréable à regarder. Je pense également à la diversification de l'offre en fonction de la prise en compte de la demande de pornographie féminine et LGBTQ. Si une telle évolution était avérée, elle aurait eu toute sa place dans la troisième partie du roman : Lila en aurait pris connaissance depuis son poste de conseillère technique au ministère délégué à l'Égalité entre les femmes et les hommes.
Mais là, je me suis approprié un roman qui n'est pas le mien ! Ce qui est une forme injuste, quoique peut-être ultime, d'appropriation... L'autrice me le pardonnera, j'espère...



Cit. :


1. « L'affection ne pouvait provenir que d'un autre, d'un autre qui n'était jamais là. Je me sentais minable de penser sans cesse à lui, de conditionner mon bien-être à sa présence, mais il en allait ainsi : par intermittence, j'étais persuadée que ma vie sans Victor serait brève, à tous le moins insignifiante ou indigne d'être vécue.
Ce sont les putes qui m'aidèrent à avancer. Elles posèrent à distance des mots sur ce que pourraient m'apporter les clients dans un moment pareil. De l'argent, bien sûr, mais avant tout une forme de confiance en moi, une incoercible foi en l'avenir, assortie d'un sentiment de pouvoir. Une plus grande présence au monde, aussi : j'étais devenue, contrairement à nombre de femmes évoquées sur la putosphère, pleinement consciente de la lâcheté des hommes. Ils ne pourraient plus jamais m'avoir, si je n'attendais rien de leur part. Je découvris au contact des putes cette pensée nouvelle, cette pensée qui me parut grandiose, dangereuse et culottée, cette pensée qui boursoufla mon ego et m'éblouit. J'eus le sentiment d'accéder aux sphères supérieures de la pensée. » (p. 61)

2. « Je crus tenir le malheur à distance en exhibant ma joie, ou ce que je considérais comme telle, ce que les autres retenaient de moi. C'était d'autant plus vrai dans une industrie du paraître, qui transforme votre image en un gage d'intégration réussie au sein d'un nouveau milieu. Une industrie qui cache les fêlures, les doutes, les vulnérabilités ; les spectateurs sont là pour bander, pas pour s'apitoyer. Aussi décalé que cela puisse sembler à présent, cette situation me convenait : j'accueillais la vie et ce qu'elle avait de plus grand, de plus immense, de plus puissant. Je conservais toutefois les pieds sur terre, n'envisageais pas de me lancer dans une carrière, privilégiais toujours mes cours. » (p. 271)

3. « "Qu'est-ce qui vous fait peur ?
La possibilité de tomber sur un client violent / Les agressions nocturnes après un rendez-vous ; et si un autre que moi profitait de mon argent ? / Subir un rapport sexuel non protégé serait particulièrement éprouvant / J'ai peur que les hommes détournent le regard de mon corps vieillissant / J'angoisse pour ma fille de dix ans, à l'idée qu'elle soit une proie pour les mâles dominants / Moi j'ai peur des hommes gentils sans raison ou gratuitement, parce que cela traduit toujours une volonté d'emprise ou de manipulation / La mort ne m'effraie pas vraiment, pourtant j'ai peur pour nous quand je pense à Elsa, assassinée par un client qui entendait la posséder et ne supportait pas qu'elle veuille cesser de se prostituer." » (p. 283)

4. « J'ai compris depuis que nos choix, ou même les options qui se présentent à nous, ne sont que rarement le fruit du hasard ; ils découlent de notre histoire. Tout n'était pas clair mais j'en voulais aux hommes de m'avoir brisée, aux bêtes de m'avoir baisée, aux spectateurs de me regarder baiser, et à tous ceux qui, avec la plus grande indifférence, fermaient les yeux sans jamais me demander pourquoi. Pourquoi ? Moi je commençais à le comprendre, parce que les hommes que j'avais croisés avaient toujours attendu de moi disponibilité, sourire, jeunesse, minceur, main aux fesses suce-moi sodomie mais si je sais que t'aimes ça. Quand tu dis oui ça veut dire oui, quand tu ne dis rien ça veut dire oui aussi. Comment trouver sa place dans un monde qui nous apprend dès le plus jeune âge que l'on ne doit jamais se demander pourquoi mais simplement : exister pour. Exister par. Exister au travers du regard masculin. Comment devenir une femme en étant guidée par la mémoire traumatique ? » (pp. 329-330)

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