Lorsque j'étais enfant, inscrit par mes parents à une multitude d'activités extra-scolaires dont des cours d'anglais, un enseignant irlandais eut une idée mémorable de jeu d'écriture à nous proposer. Nous étions embarqués sur une montgolfière qui soudain perdait de l'altitude et menaçait de se fracasser au sol. Délestée de tous ses passagers sauf un, la montgolfière pourrait peut-être assurer la survie du dernier. À chacun de rédiger une présentation de soi imaginaire, afin de convaincre le groupe que sa propre vie valait davantage que celle des autres. Sûrement sous l'influence inconsciente des angoisses de la guerre froide qui était alors encore d'actualité, nous nous étions presque tous imaginés en leader d'une puissance détentrice d'un arsenal atomique, qui serait inévitablement déclenché provoquant l’hécatombe nucléaire mondiale assurée, s'il n'arrivait pas à bon port. Seul le prof, notre aîné de trois bonnes décennies, qui participait lui aussi au jeu comme dans tout atelier d'écriture qui se respecte, avait eu recours à l'humour et s'était présenté en détenteur secret d'une nouvelle recette miraculeuse de pizza qui rassasierait l'humanité tout entière et la ferait vivre dorénavant dans la jouissance d'une interminable bombance (réflexion faite, c'était là encore l'expression d'une angoisse atavique d'Irlandais...).
Aujourd'hui, je présume qu'à au moins l'un d'entre nous (peut-être à moi-même) serait venu à l'esprit de se portraiturer sous les traits de Mata Amritanandamayi (alias Amma), la gourou indienne qui donne l'accolade au monde entier : à déjà 40 millions de personnes aux quatre coins de la Terre selon une estimation de 2020. L'idée serait de défendre du câlin la valeur salvatrice de l'humanité : son thuriféraire aurait-il ainsi survécu à bord de notre montgolfière en perdition ?
S'il y a du nouveau dans le sentiment éternel et universel de l'amour, dont certains sociologues et philosophes politiques (Zygmunt Bauman, Eva Illouz, Dany-Robert Dufour, pour ne citer que trois noms) étudient les enjeux contemporains liés au néolibéralisme en le déconstruisant critiquement et le qualifiant d'« amour liquide » tout en déplorant sa fragilité ; si les études de genre contribuent à en mettre en évidence de nouvelles typologies à mesure que se multiplient les formes de conjugalité et de parentalité ; si l'autrice de ce premier ouvrage déplore la difficulté avec laquelle notre époque autorise son expression ; si enfin, après presque deux générations, elle entreprend elle aussi, à sa manière, de répondre à la malédiction inhibitrice provoquée par les _Fragments d'un discours amoureux_ de Roland Barthes (cf. ma dernière critique de _La Rumeur de l'amour_ par Roger Judrin), on ne peut que partager le constat étonné de Marion Fritsch que ses fragments poétiques sur l'amour suscitent des résonances d'identification, des échos de sentiments inspirés ou éveillés, des émotions passionnées chez une multitude de lecteurs, même chez ceux qui ne sont pas habituellement sensibles au discours amoureux ni réceptifs à la prose poétique. L'ambition de la poétesse, écrit-elle dans sa Note conclusive, c'est de « permettre au[x] lecteur[s] de trouver un refuge où il[s] peu[ven]t vivre pleinement un bouleversement, aussi subtil soit-il. Figer sur le papier ces tourbillons qui ne font que passer et les rassembler au creux d'une histoire qui est un peu la [sienne] et sûrement aussi la [leur] » (p. 232). Cette ambition, de façon très contemporaine, elle la réalise d'abord en créant, en 2023, son compte Instagram : @unlivre_unehistoire, alimenté très régulièrement de courts poèmes en prose, et récemment de quelques vidéos et photos d'elle. Certaines de ses publications n'apparaissent devant les yeux de scrolleurs distraits que par le hasard des algorithmes, précise-t-elle avec modestie, certains internautes s'y attardent et en reçoivent ensuite plus fréquemment, enfin il y a des aficionados qui attendent comme la parole d'un moderne almanach l'aphorisme amoureux du jour. Puis paraît ce livre, qui imagine la mise en histoire de fragments du discours amoureux pour constituer la trame d'une relation entre deux femmes : depuis la rencontre, jusqu'à la rupture et la lente rémission du chagrin abandonnique de la narratrice, au cours des quatre saisons d'une année. Celle-ci s'adresse à son amoureuse à la deuxième personne, jusqu'à ce que la résilience de la perte ne lui permette d'utiliser d'autres personnes verbales, et enfin de transformer le Tu en adresse au lecteur. On pourrait penser à la singularité de cette histoire d'amour, à son encrage dans un contexte contemporain, et ce serait à la fois très moderne et une forme significative de démarcation par rapport aux Fragments de Barthes et aux maximes de Judrin. Mais c'est l'inverse qui est vrai : de la subjectivité, ne transparaît que l'identité d'écrivaine de la narratrice ; du contexte contemporain, que deux références à la communication par message téléphonique. Tout le reste est parfaitement intemporel, partageable, communiable, sans pour autant verser dans la pesanteur prétentieuse des généralités ni des supposées vérités sur l'amour : « De l'amour, je ne prétends rien connaître. Je n'ai fait que raconter », affirme l'autrice dans les Remerciements. La seule « vérité » adoptée, qui est aussi une déclaration d'adhésion à l'air du temps, c'est de choisir la redécouverte d'un amour de soi trop oublié comme moyen de guérison du chagrin amoureux, l'idée que d'une relation amoureuse terminée, avant qu'une autre s'ensuive, l'on ne fasse le deuil que par le nouvel apprentissage de l'amour et de l'estime pour soi-même. Mais cela aussi participe sans doute de cette volonté de s'adresser à une multitude, d'offrir « l'inspiration de milliers de mots », et des milliers de « fragments du cœur » brisé par la perte à « des milliers de cœurs ».
Chez moi aussi, de façon très inattendue, ces mystérieuses résonances d'identification, et surtout une stupéfiante revigoration de mes propres sentiments amoureux (dans les trois acceptions que les Grecs leur avaient donnés : Éros, Philia, Agapè – avec leurs destinataires respectifs...) se sont produites depuis la lecture des premiers fragments en ligne publiés par Marion Fritsch, et ont véritablement explosé depuis la lecture de cet ouvrage précieux et envoûtant dans toute sa complexe simplicité.
Cit. :
1. « Blotties dans le lit
je lis un livre à voix haute.
Il semble parler de nous.
Bercée par la chaleur de ma voix et de nos corps,
tu t'endors.
La lumière douce de la lampe de chevet
dessine des ombres sur ton visage.
Je continue ma lecture quelques pages encore,
#Car, après tout,
que sait-on de ce que les rêves retiennent ?
# - Je songe
un jour, nous aussi nous serons dans un de ces livres
que les amoureux se lisent,
enlacés sur les rebords du sommeil. - » (p. 20)
2. « Et puis un jour on arrête de compter
les premiers rendez-vous.
On se met à dire 'nous',
à prévoir des dimanches à la mer et quelques voyages
à l'étranger.
À rêver de se présenter des amis et parfois même la famille.
Et puis un jour on arrête de compter
les premiers rendez-vous.
Et c'est à peu près tout. » (p. 77)
3. « - Mais toi, tu seras écrivain.
Je baisse les yeux, un peu timide.
Au fond de ma poche, un poème.
Je me mets à le froisser maladroitement.
Tu te glisses tout près de mon oreille et tu chuchotes :
- Tu verras...
Dans ton regard, la certitude.
Si le doute existe, il s'égare en cet instant.
Tu as ce pouvoir que possèdent les passionnés.
Ceux qui savent tracer des destins plus vastes que les rêves.
# - Je me suis sentie exister dans tes promesses. - » (p. 90)
4. « C'est une nuit d'hiver.
Ton visage se fige comme la neige en haut des montagnes.
Tes yeux ne brillent plus.
Tes sourires te tendent.
Tu ressembles au froid blotti sous un brouillard.
Le soleil a disparu.
Tes regards tendres
ne sont plus que des souvenirs à suspendre.
Avant même que la fin commence,
#tu n'es déjà plus là. » (p. 93)
5. « Il y a le silence.
Les mots retenus aux lisières des paupières,
quelque part entre le début et la fin de notre histoire.
Je me demande pourquoi les moments les plus importants
sont ceux où la parole nous manque.
Pourquoi les moments qui sont les derniers
laissent souvent la place aux actes manqués.
Pourquoi tout ce qu'il reste,
ce sont toutes #ces choses
qu'on ne se dira jamais. » (p. 100)
6. « Ce que tu amies chez moi
N'a rien à voir avec mes courbes ou ma peau.
Ce que tu aimes chez moi,
Ce qui fait briller tes yeux
ce sont les mots que j'écrirai un jour.
# - Tu n'aimes pas celle que je suis,
mais celle que tu me vois devenir. » (p. 104)
7. « Parfois je ne fais pas exprès, je rêve de toi.
Ça sert peut-être à cela la nuit :
Donner rendez-vous
à ceux qu'on aime. » (p. 114)
8. « Tombe amoureux de quelqu'un avec qui la nuit
ne sera jamais assez longue.
Tombe amoureux de quelqu'un dont tu ne perds jamais
de vue la chance de sa présence,
même quand le temps vous aura roulés dans les habitudes.
Tombe amoureux de quelqu'un
qui n'oublie pas de s'inquiéter
quand la vie t'éprouve
ou d'être heureux pour toi quand cette même vie
te récompense.
Tombe amoureux de quelqu'un
qui comprend tes souffrances au premier regard
Parce que la blessure de son âme se reflète dans la tienne
Et que vous saurez vous comprendre,
avant même de vous apprendre.
Tombe amoureux. Mille fois.
Mais tombe amoureux de quelqu'un qui rend ta vie
simplement plus #belle. » (p. 211)
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