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[Des mains heureuses | Claire Richard]
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Posté: Mar 30 Mai 2023 15:52
MessageSujet du message: [Des mains heureuses | Claire Richard]
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Cet ouvrage est constitué de l'intersection entre trois sujets : le toucher, la période de la Covid-19 et la (première) grossesse et maternité de l'autrice. Naturellement, la représentation la plus évidente de cette triple intersection peut ainsi se reformuler : Qu'adviendra-t-il de l'univers haptique du bébé né le lendemain du confinement lorsque/puisque les « gestes barrières » perdurent ? À partir de cette question, sont explorés, alternativement, par fragments et grâce aux témoignages de plusieurs intervenants, les trois sujets, séparément ou conjointement. Au moins deux d'entre eux sont habituellement traités de façon très incomplète et souvent stéréotypée : la maternité, riche de connotations idéologiques, et le toucher, le parent pauvre des cinq sens, minoré sous le régime hégémonique de la vision.
Peut-être la meilleure façon de sortir du discours idéologique et apologique sur la maternité n'est-elle pas de se recentrer sur les sensations corporelles de la grossesse et les premiers gestes de la maternité : « laver, langer, bercer, consoler, nourrir, endormir » ? Des gestes que l'artiste Mierle Laderman Ukeles (1969), dans une perspective féministe, place parmi les tâches typiquement féminines qui relèvent de « l'art de la maintenance »...
Bien que les fragments s'éloignent progressivement de ces questions initiales, malheureusement le résultat est très nettement dissymétrique, privilégiant non pas « les architectures tactiles » comme le paratexte le laissait espérer, mais bien l'expérience de la maternité de la narratrice. J'ai nourri successivement deux espoirs au sujet du traitement du toucher : celui d'une étude anthropologique, ou éventuellement historique [pour ce dernier point, je note la référence plusieurs fois citée de : _Histoire sensible du toucher_ par Anne Vincent-Buffault (2017)] ou bien, d'un point de vue « ontogénétique » et songeant au sous-titre (« Une archéologie du toucher »), celui d'une démarche à la Daniel Pennac dans _Journal d'un corps_ au féminin, relative au sens en question.
Déçu sur ce point, j'ai été très sensible, en contrepartie, à la sincérité avec laquelle le témoignage sur l'expérience de la maternité a été rendu, dans la complexité de son évolution au fil des mois, jusqu'au seuil de l'apparition des premiers signes de l'acquisition du langage. Cette sincérité – que l'on retrouve également de façon bouleversante dans le fragment sur le décès du père – a réussi pleinement le défi de déconstruire le mythe encore si intouchable de la maternité, mais aussi celui de faire avancer le débat féministe sur certains points très cruciaux. De plus, j'ai beaucoup appris de certains textes inattendus.


Cit. :


1. « J'avais beau sonder, je ne savais pas dire ce qui en moi répondait à l'appel adressé aux femmes et ce qui correspondait à une envie propre. L'aiguille oscillait sans cesse entre ces deux pôles comme dans une boussole cassée.
Et puis A., l'homme avec qui je vis, m'a fait une proposition. Comme cela faisait des années que j'arpentais l'espace que j'avais dessiné pour la question, que j'en avais fait de très nombreuses fois le tour et que ces inspections régulières ne semblaient rien changer puisque les colonnes des pour et des contre ne s'allongeaient plus depuis longtemps,
j'ai dit oui sans respirer, comme on saute du grand plongeoir.
À l'automne, je suis tombée enceinte bien plus vite que prévu. » (pp. 20-21)

2. « 'Matrophobia' est le seul mot qui me semble ouvrir un espace au lieu de le fermer. Le seul qui me semble décrire ce contre quoi je bute, un faisceau de sensations et de structures, quelque chose que je sens m'habiter, autour de quoi j'ai développé des réactions et des affects comme des coraux ou des bouquets.
En creusant, j'apprends que le mot désigne un sentiment plus précis : non la peur de la maternité ou de sa propre mère, mais la "peur de devenir comme sa propre mère". Le terme est inventé par la critique littéraire américaine Lynn Sukenick, puis repris dans _Naître d'une femme_ par la poétesse Adrienne Rich, qui le développe ainsi : "Des milliers de filles ont le sentiment que leurs mères leur ont enseigné le compromis et la haine de soi dont elles luttent si fort pour se libérer. Leur mère est celle à travers laquelle les restrictions et les dégradations d'une existence féminine ont été transmises de force." La matrophobie, ou le rejet de la condition féminine telle que sa mère l'annonce et l'incarne : le désir forcené de "ne pas en être", la rage retournée contre celle qui incarne la mauvaise nouvelle et en a enseigné, consciemment ou non, la loi. » (p. 30)

3. « La sensation lors de la première semaine de retour à la maison après la maternité d'être dans un moment de transition, "une maison ouverte aux quatre vents". (reconfigurer, C. mais aussi ma relation avec A. qui me semble soudain fragile – parce que la séparation avec son ex plane soudain, rappelant que l'intimité de ces moments ne constitue pas un garde-fou contre la séparation et l'éclatement, n'importe quelle dispute m'inquiète comme aux débuts de notre histoire quand je me sentais si vulnérable à la désintégration).
[…]
La première fois que je sors dans la rue, je mets mes chaussures plates tant j'ai peur de tomber avec lui dans les bras. J'ai perdu toute confiance en ma stabilité et il me faudra un long moment avant de pouvoir de nouveau dévaler les escaliers du métro en courant. […] La première fois que je traverse la rue avec lui dans les bras, je suis terrifiée. » (pp. 76-77)

4. « [À la crèche] […] Comme la mère compétente, il est évident qu'elles en savent sur les bébés bien plus que moi. "S'il pleure c'est peut-être parce qu'il est fatigué, il a les yeux brillants", me dit avec tact la référente de C. le deuxième jour, et je hoche la tête en essayant de masquer que j'ignorais tout de cette corrélation. Mais les puéricultrices se fichent bien de ma performance. Elles sont toutes noires et jeunes, je comprends de leurs échanges qu'elles habitent loin de Paris, qu'elles entretiennent des rapports tendus avec la direction, qu'elles sont fatiguées et en flux tendu (la mère compétente avait raison). Elles tissent entre elles un espace de parole auquel je n'appartiens pas, qui ne les empêche pas de tendre un hochet, ramasser un anneau, prendre sur un genou ou séparer lors d'un début de bagarre. […] Des maîtresses zen, payées au Smic. Elles portent, assoient, caressent d'une façon précise et professionnelle, qui n'exclut pas pour autant la tendresse. » (pp. 88-89)

5. (Charlotte) : « Mais peut-être justement parce qu'elle [la mère] faisait tout et ne se trouvait peut-être pas complètement à sa place, c'est comme si elle n'avait pas été là entièrement. Or tout ce qui peut passer par les mains, pour que ça s'exprime, il faut être pleinement là, pleinement avec ton enfant. Ça, pour moi, c'est vraiment la question du patriarcat : être coupée dans le corps, être coupée de notre corps.
Mais il est aussi possible qu'on ait occulté le toucher de nos mères. Parce que ma mère me faisait des câlins, c'est sûr ! Elle n'était pas froide, elle ne l'est toujours pas. Mais je ne m'en souviens pas. On occulte peut-être les caresses de nos mères parce qu'elles relèvent de la normalité, alors que les caresses ou les histoires de nos pères restent. Peut-être que ces caresses restent invisibles parce que ce sont les femmes qui les font. D'y penser, ça me déchire le cœur. » ( pp. 100-101)

6. « […] S'il est inconsolable la nuit, reprend avec douceur la jeune psy, c'est peut-être lié à ces moments compliqués du début, si vous voulez on pourrait explorer ça.
[…]
Le soir même, tandis que C. attrape à pleine main ses coquillettes, je lui explique d'une voix douce et posée : "Tu sais au début ç'a été difficile, et peut-être que ça t'a inquiété mais c'est passé, c'est complètement passé". Cet acte de foi en la parole accompli, je m'attends à ce qu'il dorme instantanément jusqu'au matin – j'ai entendu tant d'histoires où la magie s'opère d'un coup : "On lui a expliqué ce qui s'était passé à la maternité et pouf, il a fait ses nuits, il ne nous a plus jamais réveillés." Mais à deux heures du matin, ses hurlements nous réveillent, et la nuit suivante, et celle encore d'après, et de nouveau nous pleurons de fatigue dans la rue et au supermarché. » (pp. 154-155)

7. (Zébulon) : « Mes mains parlent trop. Elles se retiennent parfois et souvent spontanément me trahissent, en disant à certain.es autres qui je ne suis pas. Une impulsion électrique traverse leurs nerfs, ulnaires ou digitaux. Jaillissent alors des signifiants, des manières qui me mettent en porte-à-faux.
C'est dans une des surfaces, aux abords du noyau, celle de l'électricien.ne, que ce qu'elles disent reflète le plus ce que je représente socialement. Une femme cisgenre et blanche de peau.
L'attention appliquée dans le geste de l'index épousant le pouce pour plier un câble.
Le tracé préalable d'une saignée ne dépassant pas plus que ce qu'il faudrait.
Et même dans les actes qui s'écartent le plus de ce qu'on pourrait attribuer à l'hégémonique féminité française, comme le maniement d'un perforateur ou l'utilisation d'une carotteuse, ils sauront m'assigner délicate et de bien d'autres mots (maux). » (p. 182)

8. « "La forme d'opposition ultime au capitalisme est de prendre soin des autres, et de soi-même. D'investir la pratique historiquement féminisée et par là même invisibilisée du maternage et du soin. De prendre au sérieux notre vulnérabilité, notre fragilité et notre précarité, de les encourager, de les honorer et d'en faire des sources de pouvoir. De nous protéger les uns les autres, de créer des communautés et d'en prendre soin. Une création de lien radicale, une socialité basée sur l'interdépendance, une politique du care", écrit Johanna Hedva, dans "Sick Woman Theory" […]
Oui, le care, l'interdépendance, la vulnérabilité. Mais je ne peux m'empêcher de me demander si réinvestir un champ auquel on a été assignées n'est pas aussi à terme une solution d'aliénées. Plutôt que de réinvestir des catégories et d'en changer la valence, j'aimerais plutôt savoir comment en sortir, et les réinventer. » (pp. 187-188)

9. « Pour tout le monde, à l'exception des plus riches, la vie est de plus en plus médiée par les écrans. Les écrans ne coûtent pas cher à produire, et ils rendent tout moins cher. Tout lieu qui peut s'équiper d'un écran (une classe, un hôpital, un aéroport, un restaurant) peut réduire ses coûts. Toute activité qui peut se dérouler sur un écran devient aussi moins chère. La texture de la vie, l'expérience tactile, se transforme en une surface lisse et vitrée.
Sauf pour les riches. Les riches se méfient des écrans. Ils veulent que leurs enfants jouent avec des cubes, et les écoles privées sans tech se multiplient. Valoriser visiblement l'expérience humaine – se passer de son téléphone pendant toute une journée, quitter les réseaux sociaux, ne pas répondre à ses mails – est devenu un marqueur de statut social.
Tout ceci a donné lieu à une étrange nouvelle réalité : le contact humain est en passe de devenir un produit de luxe. » (p. 225)

10. Excipit : « Ce soir, de retour de vacances, C. attrape une photo où il figure, déjà froissée parce qu'il la saisit à pleine main. Il pointe doucement son index vers son sternum, puis pose le bout de son doigt sur ma poitrine pour dire maman. Et juste après, c'est la télécommande qu'il dirige vers moi avant de la porter à son oreille et de claironner : Allô ? »

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