[Dernier carré : bulletin de la Société des amis de la fin du monde. 3 | Baudouin de Bodinat, Marlène Soreda]
La ballade des échinodermes.
Après avoir marché tout mon soûl dans la splendeur des anémones pulsatilles et des chevreuils hiératiques, je finissais de lire le fascicule 3 de « Dernier carré » dans une arène dolomitique, au cœur du plateau de Guilhaumard. Dans ce vaste espace karstique aux marges des Grands Causses, le silence absolu était propice à une lecture profonde. A 800 mètres d’altitude, début avril, les insectes et le soleil ne dardaient pas encore, remisant les piqûres et les brûlures à plus tard. Tout était possible alors que la fin du monde prenait de l’ampleur. Comment s’affoler autrement que de bonheur dans la beauté profuse des lieux ?
Baudouin de Bodinat reprend son antienne païenne, la perte du monde d’avant qui meurt avec la disparition de ses composantes, la mémoire des hommes et des lieux. Son chant du cygne est mâtiné d’observations comportementales, de relevés scientifiques, de considérations éthiques, de citations littéraires, le tout agencé dans une prose inimitable empruntée au XVIIIe siècle français où chaque mot touche jusqu’à l’estocade. Pour en savourer tout le sel, il faut la relire pour en saisir les clés et les échappatoires, a contrario des tares qui nous frappent, des portes dérobées magnifiques. Marlène Soreda est au diapason de Bodinat mais elle orchestre sa partition différemment. Avec lucidité, générosité, intelligence et tact, elle emmène le lecteur dans son espace pudique. Elle n’a jamais été aussi puissante que dans cette chronique du Bout-de-la-Route. Elle résume parfaitement son état d’esprit et sa démarche à travers une citation radiophonique d’Erri de Lucca : « A mon âge, je suis un reste de ce qui n’existe plus » ou plus loin, une réflexion du poète français Antoine Emaz : « On n’est pas à la hauteur de vivre ». Avec son expérience de l’aide sociale relatée dans « Formulaires et pièces jointes », on éprouve un sentiment de honte et de révolte face à ce qu’elle subit. Sa « Lettre à un ex haut fonctionnaire » est vertigineuse et réjouissante par sa chute. Les extraits d’auteurs extirpés de « Sous la poussière » tiennent toujours le haut du pavé, que ce soit Ximénès Doudan, moraliste français, Jean-Henri Fabre, écrivain naturaliste, Joseph de Maistre, politicien, philosophe et Guido Ceronetti, poète italien. Baudouin de Bodinat reprend la plume avec « Le magasin à poudre » pour envoyer des salves d’informations qui dressent un bilan catastrophique de la prédation humaine (dette abyssale et spéculation effrénée, accumulation des déchets en Inde, bétonnage tous azimuts et fissures en tous genres, canicule, pollution, extinction de masse, etc. Rien de reluisant dans cette mondialisation de la gabegie et du tripotage. Le mot de la fin du bulletin revient à Valyn avec une exposition de recettes décalées pour conserver l’eau potable, rafraîchir le beurre rance et fabriquer son dentifrice. Cela peut aider par les temps de pénurie qui s’annoncent.
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