Cet essai, premier volume de la trilogie sur la douleur dont
Tenir : douleur chronique et réinvention de soi est le troisième, explore les conséquences de la thèse que la douleur est affaire d'abord de sens plutôt que de physiologie. Par conséquent, elle est soumise à l'interprétation que « l'homme douloureux » donne de sa condition, laquelle dépend d'une variété de facteurs culturels et de dimensions symboliques. Les deux premiers chapitres analysent les formes que ces interprétations confèrent au ressenti c-à-d. à l'expérience de la douleur, selon les différentes cultures – et là les référenes à l'ethnopsychiatrie sont nombreuses – mais jusqu'à son éventuel effacement par l'effet placebo. Le troisième se penche sur les interprétations que les monothéismes ont fournies de la souffrance : le judaïsme, le catholicisme, le protestantisme, l'islam, les religions issues de l’hindouisme fondées sur la réincarnation. Le quatrième chap. met en relation la douleur avec le social : corrélations sociologiques, culturelles, médicales, psychologiques, à partir des premières études menées durant la Première Guerre mondiale sur les différentes réactions des blessés de guerre aux amputations, et celles conduites aux États-Unis au début du XXe s. sur les différentes façons dont les communautés d'immigrés (Italiens, Irlandais, Polonais, etc.) exprimaient leurs maladies aux soignants. Le cinquième chap. démontre que la modernité, avec la diffusion à large échelle des antalgiques, a profondément métamorphosé la conception de la douleur et par conséquent le seuil de tolérance des individus. Le sixième explore quelques contextes spécifiques d'émergence de la douleur et se termine par une ouverture vers une métaphysique de la douleur, comme expérience de réinvention de soi (anticipation du troisième volume) à travers une phénoménologie de la perception.
Table [avec renvois aux cit.] :
Introduction
1. Expériences de la douleur -
Expériences de la douleur [cit. 1] – Formes de la douleur – L'incommunicable.
2. Aspects anthropologiques de la douleur -
Ambivalence de la douleur [cit. 2] – De l'efficacité symbolique – Dimensions symboliques de la douleur : l'effet placebo [cit. 3] – Le contrôle personnel.
3. Job ou la quête de signification -
La douleur et le mal : de la Bible au Coran – La douleur méritée des spiritualités orientales – La douleur comme morale.
4. La construction sociale de la douleur -
Ritualisation de la douleur – Données éducatives [cit. 4] – Données culturelles – Données sociologiques – Pratiques médicales et cultures – Le contexte – Données personnelles – La gestion sociale de la douleur – La douleur comme statut social – Note sur la douleur expérimentale.
5. Modernité de la douleur [cit. 5] -
6. Les usages sociaux de la douleur -
L'offrande de la douleur – la douleur pour exister [cit. 6] – La douleur éducatrice – La douleur infligée – La douleur consentie de la culture sportive – La douleur initiatique – La douleur comme ouverture au monde [cit. 7].
Cit. :
1. « L'émergence de la douleur est une menace redoutable pour le sentiment d'identité. Une pression insistante se maintient un moment aux confins, puis plus près, elle déborde si la force morale de l'individu est impuissante à la repousser. La douleur induit un renoncement partiel à soi, à la contenance qui est de mise dans les relations sociales. L'individu relâche le contrôle qui d'ordinaire organise les rapports aux autres. […] Il devient de manière durable méconnaissable, même à ses proches. Il fait ce qu'il n'aurait jamais cru faire ou profère des mots qu'il aurait voulu taire et regrette ensuite. L'érosion plus ou moins sensible du sentiment d'identité sous les coups de boutoir de la douleur, au fil d'une durée qui use lentement sa résistance, appelle l'image, souvent évoquée par les malades, d'une entité étrangère démantelant l'homme de l'intérieur. » (p. 25)
2. « Il [le médecin] lui [à Malika] demande si elle ne perçoit pas un lien entre ses maux de tête et le fait qu'elle soit d'origine marocaine et coupée de ses racines. "Non, répond-elle vivement, ce sont des émigraines." Elle marque une hésitation, soudain consciente de son lapsus. Elle vient à son insu de faire jaillir une signification dont elle ne voulait pas parler. Elle éclate de rire avec le médecin […] Et la connivence ainsi créée libère la parole. "Il y a des gens qui me veulent du mal, chez moi, dans mon village." » (p. 50-51)
3. « […] F.J. Evans en prenant une série d'études allant de 1959 à 1974 aboutit au résultat de 36% de patients soulagés de manière significative grâce à des placebos. D'autres études évoquées par Evans montrent que le soulagement de la douleur par placebo correspond à une efficacité de 56% par rapport à la morphine. On trouve pratiquement le même pourcentage pour l'aspirine et d'autres analgésiques puissants. Le placebo est à peine moins efficace que les médications actives les plus réputées. Le constat d'efficacité symbolique du placebo est d'autant plus signifiant que les analgésiques actifs ne suffisent pas toujours à la suppression totale de la douleur. » (pp. 71-72)
4. « La part des autres est particulièrement malaisée à définir dans l'expérience que l'individu fait de sa douleur. Les voies d'apprentissage relèvent de l'alchimie des relations sociales et affectives tissées autour de l'enfant et des valeurs qui s'imposent à lui. Aucune société ne donne à ses membres des leçons pour identifier le seuil dolorifère légitime et l'attitude alors de mise. Et cependant le déchiffrement d'une sensation pénible comme relevant de la douleur est une donnée apprise. Elle exige l'acquisition de catégories implicites, suggérées, orientant la perception et déclinant une manière commune de la sentir et de la manifester. » (p. 117)
5. « Le progrès des analgésiques a transformé l'expérience humaine de la douleur. Dès lors que celle-ci pouvait être supprimée grâce à des traitements faciles d'accès, les anciennes défenses culturelles sont devenues désuètes, relayées par les procédures techniques. En conséquence, le seuil de tolérance a diminué. L'expérience de nombreux médecins exerçant leur métier de longue date le suggère aisément. L'endurance à la douleur s'efface en même temps que se fait jour chez l'acteur le sentiment qu'elle peut être anéantie d'une simple prise de médicament. Perçue comme inutile, stérile, la douleur est une scorie que le progrès se doit de dissoudre, un anachronisme cruel qui doit disparaître. Elle est devenue un scandale, à l'image de la mort ou de la précarité de la condition humaine. » (p. 168)
6. « Par la compassion ou la culpabilité qu'elle ne manque ps d'entraîner chez l'autre, la douleur ressentie est un moyen sûr d'être entouré, plaint, aimé, et surtout reconnu dans le statut particulier qu'elle offre. Certains individus "en souffrance", comme on dit d'un objet en attente, trompent leur manque-à-être, leur sentiment d'être mal aimés, mal insérés dans leur milieu, par une douleur prodigue qui les empêche de vivre, mais leur octroie le bénéfice secondaire d'être investis de soins et d'attention. […] La plainte possède alors la signification redoutable d'une butée identitaire qui permet de maintenir sa place au sein du monde. La signification intime de la douleur passe par les sinuosités et les ambivalences qui spécifient la relation au monde de l'individu. » (p. 185)
7. « Parce qu'elle est arrachement à soi, bouleversement de la quiétude où s'enracinait l'ancien sentiment d'identité, la douleur subie est anthropologiquement un principe radical de métamorphose et d'accès à une identité restaurée. Elle est un outil de connaissance, une manière de penser la limite à soi, et d'élargir sa connaissance des autres. La douleur est une métaphysique, elle donne la distance propre à l'installation de l'homme dans un univers de sens élargi et propice au goût de vivre. Parce qu'elle embrase et verrouille dans l'horreur et le sentiment de la mort, elle est une clé pour enraciner en l'homme, une fois qu'il s'est relevé de son mal, le sentiment du prix de la vie. La douleur est un sacré sauvage. Pourquoi un sacré ? Parce qu'en forçant l'individu à l'épreuve de la transcendance, elle le projette hors de lui-même, le révèle à des ressources propres dont il ignorait l'existence. Et sauvage parce qu'elle le fait en brisant son identité. Elle ne lui laisse pas le choix. Elle est l'épreuve du feu où le risque de brûlure est grand.
[…]
Mais la douleur n'est pas un continent où il est loisible de s'installer, la métamorphose exige le soulagement. » [excipit] (pp. 218-219)
« Il est bon de s'accommoder à profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare. » Pascal, Lettre à Madame de Roannez.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]