La linea del colore, que l'auteure afro-italienne considère comme le dernier volet d'une « trilogie de la violence coloniale » faisant suite à Oltre Babilonia (2008) et à Adua (2016), est un roman dont la protagoniste imaginaire, Lafanu Brown, est une peintre Noire américaine d'origines haïtiennes (de père) et autochtones chippewa (de mère) qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s'établit à Rome pour parfaire son art et s'émanciper de sa condition de femme noire, encore accablante aux États-Unis le lendemain de la Guerre civile. Lafanu est la synthèse de deux personnages historiques réels, deux Américaines noires immigrées à Rome à l'époque où la Cité Éternelle, conquise à la Papauté, devient la capitale du nouveau royaume d'Italie qui se lance aussitôt dans son entreprise coloniale : la sculptrice Edmonia Lewis et la sage-femme activiste des droits civiques Sarah Parker Remond ; le principal personnage masculin du roman, Frederick Bailey, possède lui aussi quelques traits de l'écrivain antiraciste militant Frederick Douglass, de même que l'homme qui intervient dans l'incipit et excipit du roman, Ulisse Barbieri, fut un anarchiste italien qui prononça effectivement les mots que l'auteure lui prête à la fin du Prologue : « Ma non capite, branco di cretini, che i veri patrioti sono gli abissini ? » [« Mais ne comprenez-vous pas, bande de crétins, que les vrais patriotes, ce sont les Abyssins ? »] (p. 29).
La structure du roman, à l'instar des précédents ouvrages d'Igiaba Scego, est dialogique et surprenante dans sa complexité parfaitement maîtrisée : le 1er février 1887, suite à la nouvelle du guet-apens qui a coûté la vie à cinq cents soldats italiens à Dogali, en Érythrée – les Cinq Cents qui ont donné son nom à la place qui fait face à la gare centrale de Rome, Stazione Termini – Lafanu Brown est agressée par la foule furieuse à cause de sa couleur de peau et sauvée in extremis par Ulisse Barbieri qui la demandera en mariage. Avant de lui donner sa réponse, celle-ci s'impose de rédiger ses mémoires, depuis son enfance chez les Chippewa d'où elle est exfiltrée pour être éduquée et prise sous leur protection par deux femmes mécènes abolitionnistes qui la maintiendront dans un état de dépendance économique, psychologique et même personnelle dont elle aura beaucoup de mal à se libérer. Par honnêteté, Lafanu se doit d'expliquer à Ulisse son passé dans toute la dureté qu'il a réservé à une jeune femme noire exposée à la violence sur son corps et envers sa dignité, de lui dévoiler les rôles respectifs de ses « protectrices » et surtout son ancien amour ambivalent pour Frederick Bailey, ainsi que de lui faire accepter, d'abord et principalement, la fonction émancipatrice de son art qui, au moment de leur rencontre, est enfin parvenu à lui assurer une certaine reconnaissance et l'assurance de son talent. Cette narration est faite à la troisième personne, dans le style très XIXe siècle inspiré des nombreux auteurs qui relatent le Grand Tour et leur regard sur l'Italie des arts et des antiquités : Dickens, Goethe, Edith Wharton, Henry James, E. M. Forster, Stendhal, Lord Byron, et, cité in extenso dans le chapitre d'appendice, Nathaniel Hawthorne.
Cependant, chacun des 21 chapitres de la vie de l'héroïne, numéroté en chiffres arabes, est suivi, dans une autre typographie, d'un chapitre « Carrefours » ou « Croisements » (« Incroci ») numéroté en chiffres romains, dans lequel Leila, une jeune historienne de l'art somalo-italienne d'aujourd'hui découvre Lafanu Brown et décide de monter une exposition de ses œuvres à la Biennale de Venise, tout en se faisant le « personnage-pont » de sa jeune cousine somalienne Binti qui, adolescente, tente le « tahrib », le voyage migratoire vers l'Europe, en échouant et essuyant de graves et longues séquelles physiques et psychiques, tout en se révélant le contre-modèle contemporain, tragique, du parcours réussi un siècle et demi auparavant par Lafanu Brown. Le dernier « Carrefours » où, pour la première fois, Binti longtemps mutique s'exprime personnellement sous forme de courriel à Leila révèle à la fois ses analogies biographiques avec Lafanu, à travers le miroir inversant du temps, et parvient à ne pas faire sombrer dans le pessimisme toute tentative cathartique sinon par la migration (devenue meurtrière) au moins par la prise de conscience et par les arts graphiques : Binti, une fois guérie par les soins d'une psychiatre somalienne, est en effet en train de se former à la création de BD de satire politique. Ces chapitres « Carrefours » qui semblent rapprocher quelque peu le personnage de Leila à l'auteure elle-même, sont écrits dans le style incisif et percutant de la littérature contemporaine, qui ne se prive pas d'interposer aux descriptions de l'intime et du psychisme des considérations ouvertement politiques, ici à la fois antiracistes, anti-sexistes, anti-colonialistes, en particulier sur la décadence actuelle de Rome (et de l'Italie) et sur la problématique cruciale de l'apartheid mondial généré par les politiques de la mobilité différenciée entre titulaires des passeports forts et titulaires des passeports « en papier-toilette » dont l'expatriation constitue de nouveau une menace à la vie et au psychisme, surtout pour les femmes.
À noter aussi que l'activité du personnage de Leila, ainsi que le fil rouge du roman qui est représenté par la fontaine des Quatre Maures (1632) de la ville de Marino, près Rome, reflètent l'intérêt de longue date que l'auteure porte à l'iconographie des Noirs dans les arts européens (surtout italiens) depuis les Moyen-Âge, de même que la mission de conscientisation qu'elle s'est donnée. Dans ce roman, une foison de thèmes importants de la pensée et du militantisme anti-discriminatoire contemporains trouvent donc leur place de manière subtile, efficace et perspicace. Je salue une auteure dont la trajectoire fait preuve d'une splendide maturation.
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