Charlotte Beradt, Juive allemande et communiste, amie du couple Hannah Arendt-Heinrich Blücher, eut l'idée de recueillir des rêves d'environ 300 personnes de son entourage à Berlin, de tous âges, conditions et confessions (les Juifs étant minoritaires) entre 1933 et 1939, année où elle s'exila d'abord en Angleterre, puis aux États-Unis, de les exfiltrer clandestinement, puis, vers le milieu des années 1960, d'en diffuser une sélection d'abord dans une émission de la Radio Ouest-Allemande intitulée « Rêves de terreur », enfin d'en faire la matière première de ce livre, publié en Allemagne en 1966 et aux États-Unis en 1968 postfacé par Bruno Bettelheim. Sa démarche prémonitoire, évidemment, n'est pas sans faire penser à celle de Victor Klemperer dans LTI, la langue du IIIe Reich. Mais le retard, qui aujourd'hui paraît plutôt inexplicable, dans la publication de ces documents d'un grand intérêt peut peut-être se comprendre par leur statut contestable autant pour les historiens que pour les psychanalystes. Un statut contestable, pour des raisons paradoxalement opposées : les premiers étaient légitimement perplexes devant l’irrationalité de récits oniriques, les psychanalystes avaient tout autant raison de l'être devant l'interprétation « sauvage » de l'auteure, en dehors de tout cadre et faisant fi de toute spécificité du psychisme et de la biographie des personnes concernées – dont on ne connaît guère que le sexe, l'âge, la profession et les conditions de transcription du texte d'un ou plusieurs fragments d'un seul ou d'une série de rêves.
En vérité, le livre, qui a toujours eu un format exigu et a donc souvent été « enrichi » par de longues préfaces et postfaces, est constitué de 11 chapitres qui regroupent à peine quelques dizaines de fragments de rêves, sélectionnés pour démonter l'aspect psycho-politique spécifique qui occupe l'auteure dans chacun ; d'après son aveu explicite, ont été éliminés de nombreux rêves « fantasques », incongrus, ou bien révélant la seule violence physique, ou bien teintés d'une coloration érotique, saufs quelques-uns mettant en scène la très pudique libido de quelques rêveuses attirées par Hitler et autres dignitaires.
Ainsi, ces fragments de rêves qualifiés de « plats » par le psychanalyste François Gantheret, qui signe la seconde postface de la présente édition française, apparaissent-ils sans doute univoques, immédiatement interprétables sur le seul plan psycho-politique ; et la postface de Bettelheim, dont il nous informe qu'elle fut considérée « décevante » et commentée principalement par les détracteurs de la psychanalyse, de façon assurément naïve, n'a pas suffi à corriger le parti pris démonstratif de l'auteure, lequel est inévitablement frustrant pour le lecteur, surtout contemporain. En effet, au fil du temps et de la disparition de la génération ayant eu une expérience directe du nazisme (n'oublions pas que le livre était conçu et rédigé en allemand), sans doute aurions-nous préféré avoir en main une collection la plus complète possible, non censurée ni commentée de rêves que l'on aurait ensuite pu interpréter à notre gré, au lieu que selon le schéma démonstratif de l'auteure. Un schéma qui, personnellement, ne m'a pas déplu, surtout pour son attention aux assonances de la langue allemande, associations automatiques qui constituent peut-être l'unique prise en compte de la méthode psychanalytique par Beradt...
Du point de vue de l'historien, on peut se référer à la postface de Reinhard Koselleck (la première de cette édition française), tirée de la version allemande de 1981, « en pleine controverse des historiens allemands », d'après la mise en perspective de la genèse de l'ouvrage par la philosophe Martine Leibovici (préface de l'édition présente). Koselleck souligne la dimension anthropologique de ces récits de rêves : « Ce sont, comme il a été dit, non seulement des rêves sur la terreur mais d'abord et avant tout des rêves sous la terreur [...] » (p. 162).
En approfondissant ce thème, il observe aussi :
« Il s'agit de rêves qui réagissent à une énorme pression extérieure. Cette pression est produite par la propagande et par la terreur. La terreur ouverte était dirigée contre des groupes particuliers et définissables. Elle procédait de façon sélective pour mieux mettre sous pression les plus larges masses. Son écho retentit dans tous les rêves. Mais ce qui est décisif, c'est que c'est moins la terreur ouverte qui s'exprime ici que la terreur insidieuse qui agissait d'abord par la propagande, dissimulant la menace sous la séduction. » (in : Postface [I], p. 161)
Observons, par la table, la catégorisation psycho-politique proposée par l'auteure :
Chap. Ier – Rêver sous le Troisième Reich. Genèse du livre [Le « rêve inaugural », très percutant, d'un chef d'entreprise ayant toutes les peines physiques possible à réaliser le salut nazi devant ses employés et face au « rejet » de Goebbels, puis se « vengeant » en fixant le pied-bot de celui-ci.]
Chap. II – La transformation des personnes privées, ou « la vie sans les murs » [sur l'angoisse d'être espionné, sur la perte de la protection de son intimité.]
Chap. III – Histoires d'atrocités bureaucratiques, ou « Je n'ai plus de joie à rien » [sur le totalitarisme de la masse et des institutions bureaucratiques nazies.]
Chap. IV – La vie quotidienne la nuit, ou « Pour que je ne puisse pas me comprendre » [propagande et manipulation]
Chap. V – Le non-héros, ou « Pas un mot » [sur la honte et la culpabilité de celui qui ne réagit pas à l'injustice]
Chap. VI – Le chœur, ou « On n'y peut rien » [comment, par effet de la masse, l'on commence à adhérer au diktat légal, « jusqu'à transformer la suggestion en auto-suggestion » (p. 93)]
Chap. VII – Des doctrines qui deviennent autonomes, ou « Les bruns au royaume des blonds » [sur l'omniprésence de l'idéologie racisme]
Chap. VIII – Des personnes qui agissent, ou « Il suffit de vouloir » [rêves de résistance et d'héroïsme]
Chap. IX – Désirs cachés, ou « Terminus : Heil ! » [rêves de transformation en nazis ou en « élus »]
Chap. X – Désirs avoués, ou « Celui-ci nous voulons l'avoir » [désirs d'appartenance et de participation, rêves de convaincus et de femmes séduites par Hitler ou Goering]
Chap. XI – Rêves de Juifs, ou « Si nécessaire, je cède la place au papier » [rêves prémonitoires, rêves de déclassement de Juifs assimilés, rêves d'errance, de rejet et d'expulsion.]
Cit. :
« Une jeune fille de vingt-deux ans au nez fin mais très busqué qui lui envahit le visage croit à l'évidence que tout le monde la prend pour une Juive. Papiers et nez, nez et papiers commencent à peupler ses rêves :
"Je fournis au Bureau de certification de l'aryanité [qui n'a pas existé sous ce nom et auquel, quel qu'en soit le nom, elle n'a pas eu affaire] une attestation concernant ma grand-mère, pour obtenir laquelle j'ai couru pendant des mois. L'employé qui ressemble à une statue de marbre et est assis derrière un mur, tend le bras par-dessus ce mur, prend l'attestation, la déchire en morceaux, qu'il brûle dans un foyer installé dans le mur : « Et maintenant, est-ce que tu es encore purement aryenne ? »" » (pp. 97-98)
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