Le Courage du désespoir.
Slavoj Žižek est peut-être l'un des derniers grands philosophes politiques communistes orthodoxes. Plus lu et rapidement traduit en italien qu'en français, il a publié en 2017 cet essai (encore inédit en France) qui analyse certains événements marquants de la période 2014-2016, sous l'angle d'un paradoxe : que le meilleur propulseur de l'éradication du système capitaliste, ce n'est pas l'espoir dans la transformation révolutionnaire, mais bien le désespoir. Un désespoir qui requiert du courage. George Orwell, en 1937, avait déjà affirmé que cet espoir révolutionnaire était une « superstition » qui empêchait que la transformation se produise effectivement, car les radicaux de gauche qui critiquaient l'impérialisme culturel capitaliste étaient en réalité terrorisés par la perspective que leurs réflexions deviennent superflues.
Ce qui m'a le plus attiré dans ce livre, c'est l'argument d'attaque : non la référence orwellienne, mais une démonstration qui se base sur un chef-d’œuvre de la littérature italienne du XXe siècle : La Conscience de Zeno (1923) d'Italo Svevo. De ce roman, une introspection du héros qui dresse un bilan peu flatteur de sa vie pourtant irréprochable vue de l'extérieur, l'emblème est la tentative de celui-ci d'arrêter de fumer. Dans la première partie du roman, Zeno est persuadé en toute bonne foi que chacune des cigarettes qu'il fume est bien la dernière, et il en retire un surplus de jouissance, renouvelé encore et encore, du fait précisément de se dire qu'il s'agit de la dernière. Ensuite son psychanalyste change de stratégie : il convainc Zeno que son problème, ce n'est pas la fumée, mais son obsession de vouloir abandonner son vice ; il devrait donc fumer ou ne pas fumer sans aucun état d'âme. Dès lors, Zeno recommence à fumer comme un pompier, mais très vite il tombe dans le désespoir, la cigarette qui était le point nodal de sa vie ayant perdu son sens, cette dernière devient tout aussi insensée, et alors, non par une grande décision mais par le désespoir total et absolu, il finit par cesser de fumer !
Or personnellement depuis longtemps je m'amuse, en compagnie d'un certain nombre de penseurs radicaux, de l'idée que le capitaliste – le consumérisme mais aussi le productivisme, le développement et l'emploi – est fondamentalement une drogue addictive (dont un méchant virus peut éventuellement désintoxiquer certains plus efficacement que l'espoir dans les lendemains heureux...).
Six événements, qui appartiennent déjà à l'histoire récente, sont analysés en autant de chapitres après cet incipit flamboyant : 1. « Le malaise du capitalisme global », 2. « Syriza, l'ombre d'un Événement », 3. « La religion et ses contenus », 4. « La "menace du terrorisme" », 5. « Le sexe (n') est (pas) politique », 6. « La tentation populiste ».
Je précise que les contenus de cet essai ne se prêtent pas à une critique savante ni bien structurée : comme il arrive souvent lorsqu'un philosophe s'exprime sous l'impulsion pressante de son actualité et qu'on le lit ensuite, parfois en connaissant les développements ultérieurs qu'il ignorait, son discours est davantage une accumulation de propos divers, d'illuminations impromptues, de réflexions générales et extra-contextuelles à partir de ses auteurs de référence (pour Žižek, il s'agit clairement de Hegel, Lacan, Althusser, Alain Badiou...), plutôt qu'une démonstration rigoureuse. Par conséquent, ma lecture a été caractérisée par une « attention flottante » qui, si je suis sûr que Žižek en serait quitte, m'empêche de rendre compte systématiquement des contenus, et jusque de sélectionner un nombre décent parmi les innombrables aphorismes qui mériteraient d'être cités. Par honnêteté, je me contenterai de reporter très brièvement ce qui a retenu mon attention dans les 6 chapitres, sans aucune prétention d'en faire la synthèse ; je demeure persuadé que d'autres lecteurs trouveront des contenus différents et même sans doute plus importants pour eux dans ces pages.
Le chap. 1, dont l'intitulé fait allusion au célèbre essai de Freud (1930), construit d'abord la métaphore du capitalisme global comme une cloche de verre, dotée d'un extérieur et un intérieur, qui a des formes différentes en Occident et en Orient, le « masque de la diversité culturelle étant soutenu précisément par l'universalisme du capital global » (p. 34). Néanmoins, cette « cloche est truquée » ; de ce truquage l'auteur trouve trois exemples : les révélations des « Panama Papers » (avril 2016), celles de Julian Assange, « WikiLeaks » (juin 2014) concernant les négociations secrètes de l'Accord sur les Échanges de Services, et enfin sur les négociations du Traité de libre-échange trans-atlantique (dont l'auteur ignorait qu'elles seraient gelées suite à l'élection de Donald Trump et le grand public ignore sans doute qu'elles ont été rouvertes en avril 2019 dans une grande discrétion). Je retiens de ces trois exemples autant de preuves que le capitalisme s’accommode désormais de plus en plus difficilement avec la démocratie et que cette dernière est donc réduite conformément aux nécessités de celui-là.
La remémoration des démêlés de la dette grecque en 2014-2015, avec la scission à l'intérieur du parti Syriza (chap. 2) montre que le but de la Troïka européenne était de punir un gouvernement qui portait un projet anti-austérité qui eût été très modéré pour la social-démocratie allemande et scandinave dans les années 70, mais qui est absolument inaudible désormais ; la capitulation de la Grèce, malgré le résultat inattendu du référendum, a provoqué une prévisible explosion de la dette par rapport à 2015 et causera probablement une ré-actualisation de la crise à terme, sans doute également dans d'autres pays de la zone Euro que la Grèce, tôt ou tard ; mais le court terme a été assuré et la politique du choc dénoncée par Naomi Klein adoptée.
Le chap. 3 sur le retour du religieux se fonde sur la Chine, sur Israël et enfin sur l'islamisme. Un essai de Zhang Weiwei intitulé The China Wave (2012) donne une justification du modèle politique autoritaire chinois actuel en le basant sur le confucianisme : l'évolution du PCC est retracée ainsi que des réflexions proposées sur les différents types d'athéisme. Quant à Israël, l'auteur insiste sur le rôle de Netanyahu dans la montée en puissance du mythe de la Terre Promise. Le chap. se termine sur l'éventualité des « racines musulmanes de la modernité » (Descartes vs. Avicenne et Averroès) et sur une analyse de Boris Buden qui récuse l'interprétation majoritaire selon laquelle l'islamisme serait dû à une faillite de la modernité.
Le chap. 4, sans solution de continuité, traite des attaques terroristes en France contre Charlie Hebdo et suivantes, se questionnant encore sur la caractère pré- ou postmoderne de l'islamisme. Daech, conclut-il, n'est pas un cas de résistance contre la modernisation, mais bien un énième cas de « modernisation perverse », comme la restauration de Meiji au Japon (p. 208). Ensuite est exploré la dialectique entre féminisme et anticolonialisme, même au-delà du milieu islamiste, ainsi que la problématique des droits humains ; j'ai été interpellé par l'idée suivante :
« […] la situation devient explosive lorsque les membres d'une communauté religieuse perçoivent comme un dommage et un danger pour leur mode de vie non pas une attaque directe contre leur religion, mais la manière de vivre qui est caractéristique d'une autre religion. » (p. 222) Cette analyse a l'avantage de mettre sur le même plan les menaces perçues par des minorités et par des majorités.
Du chap. 5, je retiens la confirmation d'une opinion qui me tient à cœur et que, depuis longtemps, je n'arrivais pas à formuler aussi clairement : les revendications des mouvements LGBT+, loin d'être subversives, sont fondamentalement conformes à l'idéologie néolibérale dominante. Est sous-jacente à la théorie de Judith Butler l'image du sujet fluide, « protéiforme », qui se réinvente, se restructure, expérimente joyeusement des identités différentes, avec une préférence explicite pour celles alternatives à « l'hétéronormativité », de manière parfaitement congrue avec la société contemporaine, consumériste et marchandisée, et surtout sans exiger la remise en question des inégalités et des discriminations de genre qui y sont inscrites. Le « post-genrisme » est donc un cas de « pseudo-lutte » qui peut être menée par des Kim Kardashian et Tim Cook, le PDG d'Apple, laquelle lutte donc, en se proposant de mettre en échec la valeur normative de l'opposition binaire hétérosexuelle, impose sa valeur normative propre... « […] La plasticité de la construction discursive de genre ("choisis ton sexe !") ignore le réel, non pas tant biologique […] que le réel de l'antagonisme sexuel » (p. 294). Il est cependant regrettable que les refus du féminisme et de l'homosexualité soient présentés, dans de nombreux pays du Tiers-Monde, comme faisant partie de la lutte anti-impérialiste. C'est peut-être précisément, je déduis, parce que les revendications « post-genristes » et non la lutte contre le sexisme sont portées par l'avant-garde du capitalisme global. Le chap. se termine par une considération qui possède de multiples implications, par ex. en France sur le débat concernant l'excision : « La défense multiculturaliste et anticolonialiste de la multiplicité des modes de vie […] étouffe sous le sable les antagonismes à l'intérieur de chaque mode de vie particulier, en justifiant des actes de brutalité, de sexisme, de racisme comme autant d'expressions d'une culture particulière que nous n'aurions pas le droit de juger d'après nos valeurs occidentales […] » (p. 301).
Enfin le ch. 6 sur les populismes se concentre sur l'élection de Donald Trump et sur le Brexit. Après la démonstration de l'existence et de la vivacité d'un populisme de droite comme de gauche, exemplifié par Podemos en Espagne et justifié par Frédéric Lordon d'après la notion d'« appartenance » chez Spinoza, je retiens surtout un nouveau modèle de clivage politique quadruple selon deux axes : hybridation vs. appartenance patriotique d'une part et capitalisme vs. anti-capitalisme de l'autre. Des exemples sont données des quatre types idéaux. À l'époque de la rédaction du livre, le Brexit n'est pas encore acté, et plusieurs élections en Europe n'ont pas encore eu lieu (par ex. en France, l'auteur considère encore le duel Fillon-Le Pen). Par contre, on en revient opportunément au titre de l'ouvrage (!), Žižek se réjouit de la victoire de Donald Trump aux États-Unis, notamment du point de vue de la souhaitable recomposition future du parti Démocrate américain autour du programme Bernie Sanders.
Enfin, de la conclusion de l'ouvrage, je retire une séduisante analogie géopolitique entre l'hégémonie déclinante de l'Empire britannique en 1900, ayant les Balkans comme poudrière, et celle tout aussi déclinante des États-Unis un siècle plus tard, où la poudrière est le Moyen-Orient.
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