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[Le Chemin du fort | Gabrielle Danoux]
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Posté: Sam 25 Avr 2020 15:56
MessageSujet du message: [Le Chemin du fort | Gabrielle Danoux]
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Quel étrange roman que celui-là ! Bien que sa trame soit composée principalement de l'enquête informelle d'un bibliothécaire séducteur compulsif sur deux assassinats prétendument perpétrés contre leurs époux par de secrètes amantes dont les aveux sont notoirement faux et bien favorables aux manigances de magistrats véreux, je voudrais en fournir une lecture très personnelle, à mes risques et périls, qui sorte du polar et que je mettrais sous les auspices illustres de deux auteurs français qui ne sont pourtant jamais cités : La Bruyère et Julien Gracq. En effet, le roman comporte une construction complexe de nouvelles en puzzle, rédigées par le même narrateur (hormis l’Épilogue), qui ne se succèdent pas chronologiquement et qui peuvent pour la plupart soutenir une existence propre, indépendante de l'histoire, même si le fil rouge du narrateur et du personnage d'Arielle les relie. Existence indépendante fondée tout à tour sur un lieu – dont la description me fait penser à Gracq, et/ou sur un « caractère » (La Bruyère), très contemporain dans l'identification des « vices » et des « opprobres » qu'il représente...
Pour vérifier cette hypothèse, j'ai reconstitué le plan du roman en identifiant d'abord le lieu, lorsqu'il est significatif, ensuite le ou les personnages principaux de chaque chapitre. Il en résulte quelques exceptions, par rapport à l'absence de lieux (le ch. IX par contre en comporte 2), qui sont sans doute fonctionnelles au déroulement de la trame, mais mon hypothèse me semble généralement confirmée :

Chap I : « La gazette officielle » – l'école – intro du scandale judiciaire.
Chap II : « Brichamps » – le fort – Vernet et le jeune juge Keating.
Chap III : « Pièces obscures : les bibliothèques » - bibliothèques – le narrateur (sa carrière).
Chap IV : « Pièces obscures : les cinémas » - flashback : Ciné Club de Crouziers – le narrateur et Arielle (1er dialogue).
Chap V : « Ce vendredi-là : le rapport » - pas de lieu mais chroniques des deux médias locaux sur le double meurtre.
Chap VI : « Ce vendredi-là : la déposition » - flashback : la fête de Martine, bibliothèque avec Martine et ses enfants, maison de Martine, lieu de son suicide – Martine.
Chap VII : « Le retour : soir de désespoir » - bistrot de Brichamps – Vernet soûlard, le narrateur (séducteur), intro Beate.
Chap VIII : « Ce vendredi-là : Police ! » - pas de lieu – Katy.
Chap IX : « Être né » - forêt de la ville natale, puis surtout : maison de Marco et Arielle – Beate.
Chap X : « Un lys sauvage des marais » - flashback : fête de Flex – Arielle et Katy (passé).
Chap XI : « Ce vendredi-là : elle » - maison de Marco – Arielle et Katy (présent).
Chap XII : « Le tribunal » - le tribunal : lieu de travail de Marco – Marco, Rita et Keating : élucidation des crimes.
Chap XIII : « Homme à vendre, Marco » - pas de lieu ; Marco : circonstances de son installation en France et rencontre avec Arielle.
Chap XIV : « Homme à vendre 2 : Limbourg » - pas de lieu : l'ascension politique de Limbourg.
Chap XV : « Un homme à vendre : Kerpener » - pas de lieu : ascension et chute de Kerpener dans les manigances judiciaires.
Chap XVI : « Recherche du frère » - pas de lieu : enquête du narrateur dans le milieu criminel.
Chap XVII : « Les ruines » - pas de lieu : résultats de cette enquête, puis fin de partie entre Kerpener et les magistrats.
Épilogue : Fin de carrière du narrateur, devenu le conservateur Maucler, narrée par l'auteure.

Suivi de : « Ma Nouvelle » : Réflexions de l'auteure sur les fondements biographiques, culturels et identitaires de son écriture.

Je voudrais proposer une hypothèse encore plus hasardeuse et personnelle sur les lieux, peut-être non sans penser à Gracq : il me semble évident qu'il y en a deux qui priment sur les autres : le fort et la forêt (qui inclurait aussi la maison de Marco et d'Arielle). De manière certaine, le palais de justice est aussi mis en parallèle avec le premier, et le pas est court qui consiste à associer la prison aux deux pour en faire les lieux sinistres et labyrinthiques de l'enfermement, de l'injustice, des embrouilles, de la mort (de Marco, et enfin, pour ce qui est du tribunal, des trois représentants de la Justice corrompue). La forêt, par contre, représenterait le lieu des découvertes (botaniques), de l'épanouissement (d'Arielle), de la liberté (d'Arielle et de Marco en jogging) : le narrateur est aussi amateur de la forêt.
Les personnages : je suis frappé par le nombre de noms à consonance étrangère : Marco, alias Arok Mokram, bien sûr, qui est un Africain (un Lobangais), dont les circonstances de la migration en France (voire quelques indices sur un passé pré-migratoire ténébreux) sont exposées. Mais il y a aussi le juge Keating, le greffier Kerpener, peut-être aussi Beate (sans accent), et Katy ? Pourtant, hormis le premier, et contrairement à une grande tradition dans la littérature migrante au sens le plus large, dans laquelle le texte « Ma nouvelle » se propose explicitement d'inscrire cet ouvrage, la nationalité étrangère ou issue d'un migration familiale des personnages joue un rôle très mineur : littérature migrante, oui, littérature de la migration, absolument pas !

Transition, à travers « Ma nouvelle », sur l'auteure, Gabrielle Danoux, qui m'a fait l'amitié de m'adresser ce volume. Cette auto-interrogation sur son écriture, qui part en vérité de la même question, « Pourquoi écrivez-vous ? », adressée à l'écrivain roumain Mircea Cartarescu, engendre de multiples suggestions ou esquisses ou aperçus de réponse, dont certains transgénérationnels, et donc plus particulièrement liés à un « ailleurs ». Néanmoins, il me semble que le poids principal penche sur sa profession de traductrice, et spécifiquement, comme l'indique l'excipit, sur la traduction conçue comme rédemption. Attention : il est tout sauf banal que de suggérer une réponse qui serait ainsi formulée : « J'écris parce que je traduis », « Je traduis pour me racheter [rédemption] » !
Sans m'attarder sur un tel développement qui tomberait facilement dans un psychologisme de mauvais aloi, je conclurai par contre sur la sensation constante qui accompagne le lecteur d'avoir entre les mains l'ouvrage d'un.e traducteur.trice. D'abord par la richesse et précision du vocabulaire, non seulement dans le domaine judiciaire ; non seulement dans les forts indices disséminés çà et là qu'il existe des références, renvois, citations textuelles à des œuvres probablement étrangères ; non seulement par la méticulosité exercée sans relâche dans le maniement de la langue française ; surtout par cette conscience suraiguë, chez les traducteurs-auteurs allophones de naissance, que leur œuvre dans la langue d'élection la traverse horizontalement en même temps qu'ils en sont traversés verticalement, dans un flux qui les précède et les suivra, comme tout autre locuteur, mais que eux ont eu le privilège de choisir parmi d'autres disponibles.



Cit. :

1. « Les histoires cherchent une fin un peu comme les correcteurs cherchent des problématiques, des démonstrations, des idées ou encore comme les architectes dessinent des lignes droites. Par la grâce du conformisme : après tout, c'est comme ça qu'on fait et celui qui ignore nos règles non écrites, tant pis pour lui ! Contre toute forme de science rationnelle : la ligne droite est absente de la nature, les idées exprimées dans les dissertations sont sans intérêt et les histoires ne se terminent jamais. Je rêve d'habiter une maison de Hundertwasser et de temps en temps je revisionne Ring d'Hideo Nakata. » (p. 115)

2. Tirée de « Ma Nouvelle » :
« Ma propre mère avait écrit d'inutiles pages de mémoires à l'attention de son petit-fils, dans le dessein de conserver pour lui la substantifique moelle de l'affaire une fois le volumineux dossier judiciaire broyé par le tri sélectif de la France devenue, comme dans la chanson de Camille Dalmais, "celle des photocopies". Si je me souviens de ses feuilles graisseuses et dont la taille des caractères variait sans cesse, au gré de l'importance présumée de l'exploit familial narré, c'est parce que je les ai jetées moi-même, et avec quelle assurance ! Sans douter le moins du monde du caractère indispensable de ce geste d'assainissement. Bien qu'elle ne soit pas réellement au courant, je crois que pour une fois elle ne serait pas en désaccord avec ma destruction. Peut-être écrivait-elle pour ne pas faire le ménage ? » (p. 152)

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