Cet excellent essai s'attelle à déconstruire deux phénomènes sociaux relativement récents et en plein essor dans le monde contemporain : l'intolérance sélective de la société vis-à-vis de certains délits (et non d'autres, indépendamment de leur nocivité), et le populisme pénal décliné dans des actes politiques, dans le judiciaire ainsi que dans la répression policière.
Partant du constat de l'accroissement du caractère répressif de la plupart des sociétés, mesurable entre autres choses par l'augmentation de la population carcérale, l'alourdissement des peines [et l'armement des forces de l'ordre], sans lien direct avec la délinquance et la criminalité, mais par contre en corrélation avec l'aggravation des inégalités et des tensions sociales, l'auteur considère tout spécialement les cas de la France et des États-Unis selon une perspective pluridisciplinaire qui dépasse le normatif – la philosophie morale et la doctrine juridique – au profit de l'empirique : l'ethnologie, la philologie, la sociologie de la justice et du droit. Des études de cas particulièrement troublants, aussi bien tirés du milieu pénitentiaire, du déroulement de procès que de pratiques et comportements policiers, formant le corpus de travaux précédents, sont évoquées uniquement à titre d'exemple, dans le cadre d'une démonstration à la fois plus vaste et plus abstraite, qui éloigne l'ouvrage de toute tentation pamphlétaire et ses propos de toute polémique, cependant que le lecteur n'est pas immun d'une très légitime indignation.
La déconstruction du « moment punitif » se déroule en trois étapes, autour des questionnements suivants : ch. Ier : « Qu'est-ce que punir ? », ch. II : « Pourquoi punit-on ? », ch. III : « Qui punit-on ? ». Dans la première, principalement ethnologique et philologique, il s'agit surtout de comparer des systèmes moraux fondés sur la compensation du crime en guise d'obligation et de dette à des systèmes moraux plus religieux (notamment chrétiens, malgré la prétention des codes pénaux occidentaux modernes à la laïcité) fondés sur l'infliction de la souffrance et sur l'expiation. Dans la deuxième, principalement philosophique et juridique, sont analysées les limites des justifications traditionnelles de l'acte de punir, l'utilitarisme et le rétributivisme, mises à mal par un enchevêtrement complexe et inavouable de motivations subjectives et objectives diverses, par l'existence de dimensions émotionnelles et pulsionnelles, par l'indignation différenciée devant l'infraction, et, in fine, surtout par le contenu du ch. suivant. Troisième étape, sociologique : l'analyse du châtiment différencié selon l'identité des auteurs présumés : le cas le plus évident, en France, relève des sanctions relatives aux stupéfiants, qui ont très considérablement évolué depuis le début des années 70, pour devenir un moyen de châtier, et plus spécifiquement de tenir en sujétion et menace constantes les jeunes hommes des banlieues issus d'un héritage colonial, ou d'esclavage et de migration. (Pour les États-Unis, il s'agit d'une discrimination raciale et censitaire) [On pourrait les nommer, simplement, pour les deux cas : les « racisés »].
L'auteur résume ainsi ses conclusions :
1. « le lien qu'on dit fondateur entre le crime et le châtiment connaît de nombreuses exceptions ».
2. « la distinction supposée entre vengeance et châtiment s'avère souvent difficile à valider ».
3. « l'infliction d'une souffrance ou d'une forme équivalente de peine censée être l'essence même de la sanction n'a pas toujours existé ».
4. « l'alternative entre utilitarisme et rétributivisme dans la justification de l'acte de punir rend mieux compte d'aspirations idéales que de la réalité des pratiques ».
5. « l'approche rationnelle développée par les disciplines normatives autant que par les sciences sociales laisse inexplorée une double dimension à la fois émotionnelle et pulsionnelle ».
6. « la distribution des peines […] reflèt[e] et consolid[e] les disparités sociales ».
7. « l'affirmation de la responsabilité individuelle dans la commission d'infractions, qui va de pair avec le déni de sa dimension sociale, s'impose à mesure que les inégalités s'accroissent : plus les logiques sociales se font prégnantes dans la production du crime et la dispensation du châtiment, moins elles sont reconnues par les magistrats, par les politiques et, au-delà, par la société ». (pp. 155-156)
Un élément conclusif, même s'il n'est pas explicitement développé dans la conclusion, consiste pour moi à constater que, quel que soit le niveau de l'empoisonnement idéologique nommé « populisme pénal » atteint, qui aspire à une répression de plus en plus forte, la mise en pratique de celle-ci provoque un résultat paradoxal : un sentiment accru d'insécurité et non de sécurité.
Cit. :
« Peut-être faut-il l'interpréter [l'apparente contradiction entre la responsabilité individuelle et la dimension sociale du crime et du châtiment] comme un déni de réalité, au sens où les psychanalystes utilisent cette formule, à savoir une forclusion de ce qui serait insupportable à admettre. Si, en effet, il s'avérait qu'on punit de plus en plus indépendamment de l'évolution de la criminalité, qu'on pénalise les infractions moins en fonction de leur gravité qu'en fonction de ceux qui les commettent, qu'on sélectionne ainsi pour les sanctionner et souvent les enfermer les catégories les plus fragiles sur le plan socio-économique et les plus marginalisées pour des raisons ethno-raciales, et qu'enfin tout ce processus rend la société à moyen terme moins sûre et à long terme plus divisée, alors on devine combien cette révélation serait intolérable aux démocraties contemporaines. Par contraste, on comprend que considérer que chaque personne condamnée est responsable de son acte, qu'elle mérite son châtiment, fût-il particulièrement dur, et que l'institution pénale protège ainsi la sécurité des citoyens paraisse plus acceptable. La seconde version est assurément plus gratifiante que la première sur un plan moral. » (p. 147)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]