Incipit : « Très tôt, je me suis trouvé face à l'incompréhensible, à l'impensable, à la mort.
Depuis cet instant, j'ai su que rien, ici-bas, n'était partageable parce que rien ne nous appartient...
Il y a, en nous, une parole plus forte que toutes les autres – plus personnelle aussi. Parole de solitude et de certitude, si enfouie dans sa nuit, qu'elle est à peine audible à soi-même. Parole du refus mais, également, de l'engagement absolu, forgeant ses liens de silence dans l'abyssale silence du lien.
Cette parole ne se partage pas. Elle s'immole. »
Excipit : « "Le livre du partage, disait-il, n'est peut-être que le livre d'une espérance partagée des mots dont l'aube et le crépuscule – ô clarté de toute clé – furent l'éveil et le terme."
De l'ardeur d'un premier feu au défigurement d'un feu agonisant, nous aurons, avec des mots luisants, borné l'abîme. »
De cette seconde rencontre avec un ouvrage de Jabès, je ressors avec le sentiment de mieux saisir l'architecture complexe de son expression – ici, le thème de l'impossibilité du partage, après avoir été annoncé dans l'incipit, n'est explicité que dans un long texte en italiques de l'avant-dernier chapitre, intitulé « Pages brûlées », puis dans quelques fragments dont celui de l'excipit –, d'être donc moins surpris par sa prose poétique si singulière où se succèdent et s'alternent l'aphorisme, le dialogue et la citation imaginaires, quelques courtes narrations, des récits bibliques et des esquisses d'exégèse sur la judaïté et son Dieu (ou l'inverse) ; j'ai le sentiment de retrouver des thèmes de prédilection qui constituent l'une des formes des répétitions présentes dans l'œuvre, l'autre servant sans doute pour simplement marquer des bornes provisoires autour d'une idée ; la poétique de l'auteur, c'est-à-dire la dialectique entre le poète et le penseur, me paraît aussi plus claire – peut-être parce qu'explicitée par moments.
En contrepartie, ou peut-être par conséquent, ce début de familiarité m'a provoqué une plus grande désinvolture à ne m'attarder que sur les fragments qui résonnaient instantanément avec mes propres préoccupations, en survolant sans scrupules les autres. Au fil des pages, sans surprise, je me suis reconnu dans l'attirance pour ce qui a trait à la Parole, à l'Expression, à l'Acte d'écrire, et repoussé par tout ce qui convoquait, de près ou de loin, la Mort, le Feu destructeur, les Limites, les Seuils, et Dieu, naturellement.
Parmi les nombreuses cit. que je ne vais pouvoir m'abstenir de recopier pour mémoire, il y a le cas curieux que voici : « Parenté entre deux langues. La part
entée. » (p. 61). J'aime beaucoup « la part entée », mais, bien que ce soit peut-être plus banal, j'ai longtemps eu envie de lire aussi « la part hantée »...
Cit. :
« Nous sommes
pour la vérité ; mais si ce
pour, afin de nous conforter dans nos pensées et dans nos actes, s'adressait moins à la vérité qu'à nous-mêmes, détenteurs présumés de cette vérité ?
Il vaudrait mieux, alors, dire : Nous sommes
aux côtés de la vérité, comme on est tout près de ce à quoi l'on croit, sachant pertinemment que toute croyance n'est jamais que reconnaissance de soi, à travers ce qui donne un sens à la vie.
Une vérité comme justification d'une vie, en somme. » (p. 28)
« Le fini : tout ce qui n'est plus.
L'infini : tout ce qui est
plus. » (p. 44)
« La langue écrite est-elle une langue, à la fois,
hors et
dans la langue ; qui, d'une langue commune, dégage une langue à soi et porte celle-ci au-delà de la langue où elle se retrouve seule, face à l'infini mais toujours au cœur du langage dont elle a exploré toutes les possibilités ?
On parle à ceux qui vous parlent ; on écrit dans la solitude où le mot vous a rejoint.
C'est, sans doute, à cette confrontation de deux solitudes que la parole écrite doit sa singularité. » (p. 50)
« Ne me demande pas qui je suis – disait un sage. La question même m'est incompréhensible. Aussi, il y a très longtemps que j'ai cessé de la poser.
Demande-moi, plutôt, où je vais. Tu en déduiras, à mon étonnement, que je ne m'en suis, à aucun moment, préoccupé. » (p. 92)
« Arguments à l'appui, chaque page d'écriture s'efforce de persuader la suivante de la nécessité de la prolonger. Un livre n'est qu'une série d'acquiescements réciproques. Mais à quoi attribuer le pouvoir de persuasion d'un mot ?
Peut-être à l'intensité de son silence. » (p. 94)
« Et si la sagesse n'était que la tendresse de l'esprit pour le cœur ? » (p. 109)
« Il disait enfin : "On ne peut se servir que de mots connus ; c'est pourquoi tout livre que l'on écrit est un livre déjà lu."
Et il ajoutait : "Écrire est, peut-être, désespérément détruire le même ouvrage, obsédé par le livre que l'on ne fera jamais." » (p. 137)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]