Le danger sociologique. – Bronner Gérald et Géhin Etienne. – Paris : Presses universitaires de France / Humensis, 2017. – 242 p. – ISBN 978-2-13-075024-6
Ce livre semblait être le symétrique de "Pour la sociologie" (de Bernard Lahire) puisqu'il affirme que « cette discipline à vocation scientifique est prise en otage par ceux qui veulent en faire un " sport de combat " politique », et que « dans ce cas, toutes les conditions sont présentes pour que la sociologie " tourne " en une production plus militante que proprement scientifique ». Mais il est d'une plus haute tenue : si le ton devient polémique vers la fin, la presque totalité du livre est faite de considérations à caractère épistémologique. Il est à craindre, d'ailleurs, que quelques-unes de ces considérations ne paraissent un peu obscures au lecteur non averti.
Pour simplifier jusqu'à la caricature, Lahire critique ceux qui lui semblent considérer les individus comme radicalement libres de leurs représentations et de leurs conduites. Bronner et Géhin critiquent, eux, ceux de leurs collègues qui semblent considérer les individus comme mécaniquement déterminés par les « structures objectives du marché ».
Heureusement, ce ne sont pas des concepts aussi simplistes qui sont discutés au fil du texte. Comme premier exemple, je choisirai quelque chose que j'ai toujours disqualifié, d'aussi loin que je me souvienne : traiter des concepts à la réalité mal définie, comme la société, l'état, le pouvoir, etc. comme des êtres dotés de conscience et de volition. Je sais maintenant qu'on nomme cela le biais d'intentionnalité, ou d'agentivité, et que ce biais a été étudié depuis déjà longtemps, y compris au moyen de dispositifs expérimentaux.
Mon deuxième exemple sera le discontinuisme et l'argument d'incompétence. Voici de quoi il s'agit : dans "Les règles de la méthode sociologique", Durkheim soutenait la thèse discontinuiste selon laquelle le collectif n'est pas plus réductible à l'individuel que la cellule vivante aux molécules dont elle est composée. Selon les auteurs, « l'affirmation de la discontinuité qui séparerait absolument l'inorganique et le vivant ne vaut qu'au regard de ce que l'on peut appeler un " argument d'incompétence ". Cela signifie que si l'on arrivait à montrer, ne serait-ce qu'une seule fois, comment la combinaison de certains composés chimiques crée la vie, et si l'on était subséquemment capables de la produire, on porterait au " discontinuisme " un coup sans doute mortel. » Plus loin, ils argumentent sur la difficulté d'invoquer l'argument d'incompétence en matière de sociologie.
Mais c'est dans le domaine biologique que cette discussion a « fait tilt » chez moi. Je me considère comme réductionniste, dans la mesure où il n'y a pour moi dans la cellule absolument rien d'autre que les molécules dont elle est constituée, en particulier rien de ce que l'on désignait autrefois comme « force vitale ». En même temps, il est clair qu'entre les représentations que nous avons élaborées en ce qui concerne les molécules et celles que nous avons élaborées en ce qui concerne les cellules, il y a un hiatus. Mais je le considère non comme signe d'une incompétence, mais comme signe d'une im-pertinence, c'est-à-dire comme un hiatus épistémologique, non pas ontologique. Pour parler plus simplement, je ne le considère pas comme tenant à la nature de la matière et de la vie, mais comme tenant à la nature des connaissances telles que l'être humain les produit.
Hélas ! après avoir longuement discuté avec pertinence les tendances déterministes en sociologie, les auteurs finissent par les récuser au nom des risques qu'elles représenteraient : « Si elle est défendue inconditionnellement, cette représentation du monde dévitalise les notions de mérite, de responsabilité ou de moralité ». Et encore : « leur position dominante nous paraît mettre notre discipline en danger […] parce que, reposant sur un marché intellectuel dont les normes de sélection ne sont pas toujours celles d'un marché scientifique conventionnel, elle la condamne à n'occuper qu'une place marginale dans la cité des sciences. » Plus d'épistémologie, donc, mais un procès en immoralité, que les auteurs savent pourtant détecter quand il vient de leurs adversaires : « Une pratique, chère à certains sociologues, consiste par exemple à vous classer " à droite " (ce qui vaut excommunication) : elle est très efficace pour esquiver des débats pourtant nécessaires à l'accroissement des connaissances. »
Que conclure de cette lecture ? Il semble que beaucoup de sociologues aient des difficultés à gérer leur double statut : producteurs d'un savoir désintéressé sur l'être humain en tant qu'il est membre de populations d'humains, d'une part ; citoyens concernés par ce qu'il se passe au sein des populations parmi lesquelles ils vivent, d'autre part. Je vois la source de ces difficultés dans une illusion relative non seulement au savoir sociologique mais à tous les savoirs, et qui me ramène à la distinction entre incompétence et im-pertinence. Il me semble que nous concevons les savoirs comme s'ils n'étaient pas encore, mais pourraient être un jour assez étendus pour faire disparaître l'imprévisibilité du monde tel qu'il est à notre échelle ; comme s'ils pouvaient un jour nous permettre en toutes circonstances de prendre la bonne décision. Ce n'est pas ma conception ; je le redis, je crois nos savoirs im-pertinents à cet égard. Ils nous permettent d'éviter parfois des décisions qui nous conduiraient « dans le mur » (voir une prochaine note sur "Les décisions absurdes") mais ne feront pas disparaître l'imprédictibilité foncière du monde à notre échelle (que Bronner et Géhin désignent parfois par erreur comme indétermination).
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