Orhan Pamuk a longuement éveillé la méfiance, le dénigrement voire l'ostracisme d'un certain milieu des lettres turques pour ses origines bourgeoises. Circonstance aggravante, hormis ses romans historiques, ses grandes fresques socio-historico-familiales : Cevdet Bey et ses fils, La Maison du silence, Le Livre noir, Le Musée de l'Innocence, avaient tous pour cadre, jusqu'à présent, la bourgeoisie stambouliote. À un auteur aussi maniaquement attaché à fournir une synthèse absolument réaliste et méticuleusement exacte d'un contexte historique et sociologique, aussi particulier soit-il, à partir d'une multitude de détails menus, souvent matériels, mais aussitôt emblématiques, il est évident que le défi se poserait tôt ou tard d'être capable d'une synthèse de la même qualité en partant d'une perspective qui lui fût sociologiquement éloignée – voire étrangère. Il l'a relevé après ses 56 ans. Honorablement. Sans pour autant devenir un Balzac, un Hugo ou un Zola qui aurait embrassé la cause de la classe populaire représentée par l'ensemble des personnages de « Une bizarrerie dans ma tête » - telle étant la traduction littérale du titre du roman.
Mevlut, mais aussi les Aktaş et d'une certaine manière les trois filles d'Abdurrahman au cou tordu, représentent donc, en tant que personnages, différentes figures dont la bourgeoisie stambouliote perçoit et caractérise les ruraux issus de l'exode depuis les années 60, sur fond de spéculations, corruptions, échecs du processus de démocratisation et montée en puissance de l'islam politique. Si l'on fait abstraction de la multitude de détails menus – le pinceau du maître – l'intrigue, bien menée, pittoresque à souhait, est tout autant imprégnée de la collection complète des stéréotypes de classe que l'une des sociétés les plus classistes que je connaisse impute aux classes populaires pour les discriminer : relations familiales archaïques, petites et grandes roublardises, opportunisme, conduites à risque de la pauvreté (ex. l'avortement clandestin), manque d'ambition et de persévérance... Il manque juste, est c'est heureux, les violences conjugales.
À un premier niveau de lecture, Mevlut, et en particulier sa religiosité, n'échappe pas à ce caractère stéréotypé : un « Oriental » par sa naïveté, sa résilience, son traditionalisme mais surtout son incarnation parfaite de la notion musulmane du « tevekkül », traduit si souvent par « fatalisme » ou par « résignation », sans se rendre compte que ces deux notions sont déjà si connotées par la dérision orientaliste et la critique christiano-centrée. Pauvre Mevlut qui ne réussit jamais rien, qui se marie par erreur et en éprouve un bonheur inégalé, qui s'obstine jusqu'au bout à fréquenter les cousins qui l'ont arnaqué toute sa vie ! Ou bien la véritable sagesse réside-t-elle justement là ? - antithèse tout aussi orientaliste... Et les autres Aktaş : juste des petits filous doublés de fanfarons et à l'occasion, peut-être, de gens violents et dangereux (l'assassinat de Ferhat), en tout cas des gens qui élèveront les enfants exactement à leur image – déterminisme social implacable. Et les sœurs ? Plus ou moins intrigantes, soumises mais manipulatrices...
Sauf que Mevlut possède une autre dimension : il marche en vendant la boza. Comme un Rousseau prolétaire, c'est en marchant qu'il pense. Et l'une des plus jolies trouvailles du roman, ce sont les sentiments d'angoisse et de confiance que Mevlut éprouve face aux meutes de chiens errants dans les rues : ils s'alternent dans une évolution qui n'est pas linéaire. Il s'agit d'un fil rouge qui pourrait faire l'objet d'une belle étude.
On l'aura compris, tout en étant fasciné comme d'habitude par les grands talents de l'auteur, en particulier par sa capacité à saisir le sens du « contexte » et le rendre par les détails, ce roman ne sera pas mon préféré. Du point de vue stylistique, certains critiques ont noté une très grande simplification narrative – presque une linéarité hormis la chronologie et la polyphonie des personnages, sauf Mevlut dont la parole est exprimée par le narrateur. Évidemment, les romans les plus expérimentaux comme Le Livre noir et La Vie nouvelle n'ont pas plu à tout le monde, en Turquie ni à l'étranger (pour des raisons différentes), et ont été très peu lus - achetés néanmoins pour les exposer sur les étagères des salles de séjour, et très commentés de toute manière... Ces critiques-là sont satisfaits. Moi, je suis un peu frustré...
Cit. :
« Voyant son fils le considérer comme un savant parlant avec la ville une langue particulière et s'impatienter d'en apprendre les secrets, le père de Mevlut s'emplissait de fierté et accélérait le pas.
"Toi aussi tu apprendras tout cela petit à petit... Tu deviendras en même temps un homme qui voit tout et un homme qu'on ne voit pas. Tu entendras tout, et tu feras comme si tu n'avais pas entendu. Tu marcheras dix heures par jour, mais tu n'auras pas l'impression d'avoir marché." » (p. 91)
« À force de marcher ce soir-là, il finit par se convaincre de ne pas se tourmenter avec cette nouvelle. D'ailleurs, quand il rentrait chez lui et s'endormait dans les bras de Rayiha, il oubliait tous ses soucis. Tout ce qui le troublait et le chagrinait dans le monde était le reflet de sa propre étrangeté. Toujours est-il que les chiens du cimetière se comportèrent de manière amicale avec lui. » (p. 315)
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