Publié un an seulement après Ali et Nino, en 1938, ce roman de Kurban Saïd (Lev Nussimbaum) reprend en approfondissant remarquablement le thème de la dialectique Orient-Occident dans les relations amoureuses d'un couple mixte. Trois renversements se présentent dans ce second volume signé K.S. (dernier pseudonyme de l'auteur) qui a donc tout l'aspect du dernier volet d'un diptyque : ici l'Orientale, c'est l'épouse et non l'homme, deuxièmement, l'intrigue se déroule en Occident (Berlin, Vienne, lieux d'exil de l'héroïne éponyme), enfin, l'irréconciliabilité entre les deux mondes a raison de la conjugalité.
Tant du point de vue de l'intrigue que du style, foisonnant de trouvailles littéraires subtiles et novatrices (je pense à la magnifique description en double perspective de l'opération du derviche, ch. 12, à l'usage des jargons médical et philologique tout au long du roman, de ce chef d’œuvre de drôlerie qu'est le dernier ch., la lettre au père...), ce roman est décidément beaucoup plus accompli que le précédent. L'orientalisme, désormais moins caricatural, est toujours usé de façon hyperbolique, mais sa caractérisation auprès des personnages sert un but plus circonscrit, et des thématiques plus précises et sans doute plus profondément marquantes dans le propre vécu de l'auteur : le sentiment de l'exil, les conditions de l'épanouissement des relations amoureuses dans la communication ou au contraire dans la maîtrise savante du malentendu. Si le passionné d'Histoire trouvait davantage de « matériau » dans Ali et Nino, ici il a du mal même à dater l'action, tant le contexte est absent du récit. Par contre, la structure narrative est parfaite, les trois personnages principaux ont une épaisseur qui surpasse leur rôle emblématique, et si l'on peut deviner graduellement la chute, l'on n'est pas moins émerveillé par l'intelligence, linguistique d'abord, qui l'accompagne et la suggère. Comme dans le théâtre classique, l'action est menée par les malentendus. Mais ici, ils possèdent une véritable valeur fondatrice pour les rapports humains, les rapports amoureux transculturels en particulier, qui ne sera découverte par les spécialistes (cf. Franco La Cecla) que quelque soixante-dix ans plus tard...
Cit. :
« Hassa avait vaincu, et il était à la fois douloureux et réconfortant de ne plus être la fille d'un pacha, mais la femme d'un homme capable de vaincre la mort.
[…] Oui, le vieil Orient était mort. Un saint de la confrérie des Bektachi devait la vie Hassa l'infidèle. Celui-ci n'était donc pas simplement un homme qui avait su gagner l'amour d'une fille de pacha. » (pp. 129-130)
« Ce qu'il avait perdu en traversant le vaste océan pour rejoindre la magnificence de pierre de Manhattan étaient la tranquillité, la sécurité, la mystérieuse finalité de l'existence. Un grand vide s'était fait en lui – les pièces qu'il habitait, les rues qu'il traversait, les maisons qu'il voyait, étaient sans âme. La vie était une désolante succession de moments voués à l'absorption d'aliments et d'heures de travail, car il avait été expulsé du cercle magique du destin auquel il appartenait et pour lequel il était né. » (pp. 220-221)
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