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[Les corps d'été - XXe siècle | Christophe Granger]
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Posté: Mer 19 Juil 2017 21:39
MessageSujet du message: [Les corps d'été - XXe siècle | Christophe Granger]
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« Comment l'été vint[-il] aux corps [?] » Par le remplacement des curés par les hygiénistes, un peu aussi par les philanthropes, au cours de la IIIe République. Et de façon paradoxale : pendant quelques décennies, l'été fut considéré avec appréhension, la chaleur semblait un terreau favorable à la prolifération de toutes sortes de bactéries, donc de pathologies, surtout dans les milieux insalubres des faubourgs des grandes villes. Puis, une révolution s'opéra :

« S'esquisse une décisive mise au diapason du corps et de la saison. Elle accompagne le déplacement, décisif lui aussi, qui, à dater de 1890 à peu près, affecte les façons d'apprécier les propriétés atmosphériques de l'été, à commencer par l'air et la chaleur. Cette dernière, en particulier, change de sens et de saveur en ces années. Étouffant repoussoir dont il convenait de se prémunir, elle devient agréable, et entre peu à peu au répertoire des délicats plaisirs de la saison. Et avec elle la morsure du soleil commence à se faire agréable. Il convient de s'y exposer. Avec mesure, encore, mais résolument. Les hygiénistes en sont les promoteurs les plus empressés. Ils ne parlent pas ici de santé. Ou pas seulement. Ils parlent de bien-être. De douces sensations, aussi. Après 1900, le discours est plus net ; il gagne les livres de santé et les almanachs. » (p. 29)

Les séjours estivaux en bord de mer, de ce fait, se généralisent dès le tournant du siècle, pour soigner les « neurasthénies » des bourgeois, et pour donner de la vigueur aux ouvrières étiolées dans les ateliers parisiens, ainsi qu'à leurs enfants (cf. la naissance des colonies de vacances, avec force mesures des accroissements du poids, de la taille, du périmètre thoracique...) grâce aux bonnes œuvres des philanthropes et autres sociétés de bienfaisance.
De surcroît, entre bains de mer et héliothérapies, c'est toute une gymnastique (« le devoir corporel des vacances ») qui s'installe, et toutes ces « pratiques corporelles des gens simples », mettant à l'honneur un plus libre jeu du corps, bien qu'il fût encore entièrement vêtu, effarouchent légitimement l'ancien monde, comme le montre très bien Proust dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, qui y voit un relâchement des mœurs.
Après la Première Guerre mondiale, et particulièrement dans les années 20 et 30, « l'été méditerranéen » réclame un « physique de l'été », conformément aux prescriptions de la presse féminine destinée à la bourgeoisie moderniste de salariées et à celles de l'industrie des cosmétiques naissante : le corps estival est destiné à être vu. Ses mensurations deviennent catégoriques ; deux nouveautés surgissent progressivement : le bronzage et le maillot de bain – qui n'est pas encore le bikini, cela va sans dire, mais qui expose d'emblée les bras, les mollets et bientôt les cuisses : « les corps barbares »...

Il est difficilement crédible pour un lecteur d'aujourd'hui, d'imaginer la durée et l'âpreté de la bataille qui s'ensuivit pendant deux décennies, voire peut-être jusqu'à la Libération, entre la réaction d'esprit très largement « La Manif pour tous » conservateur-chrétien-bien pensants-anciens combattants-qui-réclament-une-France-propre, et les « baigneuses trop coquettes », les élus locaux, les pouvoirs publics, et le principe de liberté. Un ch. entier du livre y est consacré, qui contient aussi des tracts de l'action catholique et des arrêtés municipaux. Il y apparaît aussi que : « La nudité estivale [toute relative, je répète], on le voit, n'est pas qu'affaire de corps dévêtus. Elle s'enchâsse dans une plus ample économie du relâchement. La proximité des corps rend possible une infinité de frôlements subreptices. […] L'horizontalité publique des corps, on a fini par l'oublier, évoque elle aussi la transgression. Elle viole la verticalité, dont il n'est pas besoin d'invoquer les intuitions de Bachelard pour saisir combien, faite de rectitude et de hauteur, elle organise toute une vision du monde : le corps droit suggère une morale bien droite elle aussi. Posture privée, l'horizontalité, elle, suspend la discipline somatique. » (p. 62-63)

Années 50, congés payés allongés (3ème semaine en 56), modèle économique conquérant, victoire de la bourgeoisie salariée : les logiques modernistes d'avant-guerre sont devenues tout simplement la modernisation des mœurs triomphante. Le corps d'été « […] conduit à promouvoir une nouvelle façon d'être et de paraître, résolument "décontractée", "personnelle", "dynamique", autrement dit résolument tournée contre l'éthique de la "bonne ménagère" et les vertus ascétiques de la famille traditionnelle que portait la bourgeoisie conservatrice […] La chaîne de conseils qui s'organise […] convertit les choses du corps en compétence, à la fois contre les pratiques spontanées (version populaire) et contre les usages hérités (version bourgeoisie ancienne). […] Difficile d'ignorer, d'abord, combien le discours managérial ordonne la morale des corps d'été, la façon dont ils sont préparés, présentés et interprétés. La saison réclame une gestion rationnelle des apparences, comme il est, en ces milieux, une gestion de la vie en général (familiale, conjugale, sexuelle, etc.). Elle suppose méthode, organisation et motivation. » (p. 102). La femme, manager de son corps, doit d'abord être capable de « localiser ses faiblesses », d'anticiper le « supplice du maillot » et le « martyre de la plage », et, sachant précisément quel est son poids idéal, elle appliquera sa motivation à calculer combien de temps il lui reste pour affiner sa ligne, tonifier ses muscles, dissoudre la cellulite et, par comble d'injonction contradictoire, pour « rester soi-même », valoriser son « goût personnel », ne pas rater les « retrouvailles avec soi » quitte à exercer son « droit d'être ronde », dans la stricte mesure de son propre jugement... Progressivement s'impose aussi une « psychologisation des rapports au corps », avec dans la même presse féminine une « inflation de psycho-tests, cousins pas si éloignés des études de motivations et des sondages d'opinion [...] » (p. 107). Cette évolution managériale, inutile de le préciser, progresse dans les décennies suivantes et peut-être même, en progression exponentielle, sans interruption depuis.
Pour en revenir aux ruptures, ou peut-être aux répétitions, nous assistons à partir de la deuxième moitié des années 60, au même scandale que celui des années 20-30, provoqué cette fois par les seins nus sur les plages. L'auteur s'y attarde bien moins que pour « l'affaire » précédente, peut-être parce que cette polémique dura moins longtemps (jusqu'en 1975, soit dix ans, quand même...), soit parce qu'elle avait un goût de déjà-vu. Il considère néanmoins que : « cette affaire des seins nus vient clore la généalogie des corps d'été. Elle dit combien, portés par la "nouvelle bourgeoisie salariée", épaulés par les édits de la "modernisation" des manières d'être, accordés enfin à une nouvelle table des valeurs où trônent la décontraction et les allures libres, ils sont entrés dans les mœurs] » (p. 130) ; et clôt ainsi un peu vite l'ouvrage.
Pour ma part, en revanche, ce qui constituerait la véritable conclusion, et une conclusion qui remonte à plus ancien que je ne pensais, c'est la dénonciation de la « tyrannie des apparences », datant du lendemain de Mai 68, et précisément de deux livres, l'un célèbre, l'autre moins : La Société de consommation de Jean Baudrillard, 1972, qui dénonce aussi la « prétendue libération psychologique ou sexuelle », et Libérer les vacances d'Alain Laurent, 1973, qui prône une authentique libération des mœurs estivales. Je suis surpris que ces idées, qui me paraissent prégnantes aujourd'hui, n'aient pas été approfondies davantage dans cet ouvrage, par ailleurs très informatif, bien structuré, richement documenté et très agréablement écrit.

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