Le rapport de Brodeck est un livre qui peut dérouter le lecteur car le village où se situe la majeure partie du roman n'est pas situé géographiquement, en tout cas pas de façon précise. On pense assez naturellement à l'Alsace car on y parle une langue qui est proche de celle d'un grand pays voisin d'où sont arrivés les vainqueurs au début de la guerre mais certains détails infirment cette hypothèse et inciteraient à situer ce village du côté de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie. De même l'époque n'est pas précisée. Bien sûr une guerre qui ressemble fort à la Seconde Guerre Mondiale a eu lieu, des trains emmenaient dans des conditions atroces des hommes, des femmes et des enfants vers des camps de la mort. Pourtant dans ce village, les conditions de vie font penser à des temps beaucoup plus anciens : on y circule encore exclusivement à pied ou à cheval, par exemple. On n'est donc ici dans le registre du conte moral ou philosophique.
Quelques années après la fin de la guerre, un homme, un étranger, celui que tous dans le village appelle "L'Anderer" - l'Autre - car il n'est pas d'ici, a été assassiné. Il s'agit d'un meurtre collectif, presque tous les hommes valides du village y ont participé. Brodeck, l'un des rares à ne pas faire partie de ceux-là est chargé par les assassins de rédiger un rapport sur les circonstances qui ont conduit à cet assassinat. Parallèlement à la rédaction de ce rapport, Brodeck entreprend de raconter sa vie. Brodeck fait partie d'une communauté persécutée depuis de nombreuses générations. Dans le roman, le mot "juif" n'est jamais utilisé. On peut presqu'aussi bien penser aux tziganes, aux libres-penseurs, aux malades mentaux... Le village a été occupé pendant la guerre par les habitants du pays voisin et Brodeck a été dénoncé puis déporté dans un de ces camps de la mort. Il en reviendra mais rien ne sera plus comme avant.
Le récit de Brodeck avance à pas comptés. Comme il s'en excuse lui-même, il fait de nombreux aller-retours entre présent et passé, le passé de la guerre, ou bien le passé proche, celui d'avant l'assassinat. L'auteur maîtrise parfaitement cette sinueuse narration et nous fait peu à peu découvrir un tableau digne de la partie "Enfer" du triptyque du Jardin des Délices de Jerôme Bosch. A l'abomination du camp de concentration répond celle de qui s'est passée pendant l'occupation du village et qu'on découvrira progressivement. On devine alors peu à peu qui est cet Anderer et ce qu'il est venu faire dans ce village.
Le roman de Philippe Claudel est d'une beauté crépusculaire, angoissante, terrifiante. Ce village, isolé du reste du monde, est un creuset où les pires instincts, les pulsions les plus honteuses vont s'exacerber. Rien ni personne, pas même Brodeck, ne permet d'échapper à cette descente aux enfers. L'Anderer joue ici le rôle du "Joueur de flûte de Hamelin", qui, n'étant pas été payé par les habitants du village qui lui avait demandé de les débarrasser des rats qui avaient envahi la ville, est revenu pour emmener cette fois tous les enfants vers un lieu d'où ils ne reviendraient jamais. Philippe Claudel modernise la fable et la rend encore plus cynique, plus désespérante. Pour le caractère absurde de ce "rapport" sur lequel aucune cour de justice ne pourra statuer, Brodeck m'apparaît être un frère de K., le personnage du "Procès" et du "Château" de Kafka. Un frère démuni dans un monde désespérant.
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