[J'étais un chef de gang, suivi de Voyage dans le monde des bandes | Lamence Madzou, Marie-Hélène Bacqué]
Cet ouvrage est constitué de deux textes : le récit autobiographique de Lamence Madzou (environ 150 pages) et un commentaire sociologique de Marie-Hélène Bacqué (presque 70 pages).
Marie-Hélène Bacqué, professeure [sic] à l'université d'Evry, réussit remarquablement à s'effacer dans la première partie, issue des entretiens autobiographiques qu'elle a menés avec Lamence Madzou. Ce dernier, né à Brazzaville, est arrivé en France en 1977 à cinq ans, avec son père, séparé de sa mère et remarié. Ils vivaient à Corbeil, cité Montconseil. Ses souvenirs retracent sa dérive progressive : « ...A dix, douze ans, nous restions en bas de la cité. Puis nous sommes sortis du périmètre... Il y a eu les premières sorties ; on allait à la piscine, on se baladait. En se promenant, on rencontre d'autres jeunes, on chaparde, on embête les gens... Par la suite, je ne suis presque plus allé en cours... On traînait, on volait, on a commencé à faire nos petites bêtises, on se bagarrait. On a volé des voitures pour apprendre à conduire... »
A quatorze ans, il subit sa première arrestation pour avoir accompagné son frère qui commet un vol dans les vestiaires d'un stade. Il montre le rôle central joué par la violence dans la structuration d'une bande : « ...Je sortais avec des plus grands, ils avaient vingt ans... Je me rappelle une bagarre avec les mecs de Melun... On m'avait mis à l'écart avec les filles parce que j'étais trop petit. J'ai vu le petit Small Kid leur tenir tête. Lors de la bataille suivante contre des mecs de Vigneux avec qui on s'était embrouillé en boîte, j'ai pris un mec un peu plus âgé que moi. On s'est rentré dedans et j'ai gagné le corps à corps en le soulevant et en le projetant au sol. Je l'ai frappé jusqu'à ce qu'on nous sépare. Tout le monde était fier de moi. Ricky m'a soulevé : " Là, je crois que tu es vraiment accepté, parce qu'on sait qu'on peut compter sur toi "... »
Son parcours se poursuit : « … On commençait à rencontrer des jeunes de Paris qui n'avaient pas du tout la même mentalité que nous. Là-bas, on a appris ce que c'était que " phaser ", c'est-à-dire dépouiller, on a appris les bagarres de bandes à plusieurs contre un... Ils nous ont appris le " vice ", c'est-à-dire à être méchants, vicieux, à faire des crapuleries, à voler à l'arrachée [sic]... » Trois amis d'enfance et lui créent la bande The Fight Boys, mais il continue en fait à fréquenter diverses bandes sur Paris : « … J'avais seize ans. Il m'arrivait d'être dehors pendant plusieurs mois... Finalement, j'ai fini par atterrir aux 3 000 à Aulnay, chez les Street Boys... Ils m'ont initié au cambriolage, au vol, à la conduite de voiture et de moto... »
Les Fights se développent et il en devient le chef. La violence monte d'un cran : « … On a commencé par utiliser des armes blanches puis on est rapidement passé aux armes à feu, pistolets et fusils... Au quotidien, nous vivions du vol, pour manger, pour nous habiller, pour nos loisirs, etc..., pour nous, mais aussi parfois pour nos familles... Entre 1987 et 1996, de quinze à vingt-quatre ans, j'ai dû faire de la prison au moins sept fois... » Trois ans de guerre opposent les bandes du sud, fédérées autour des Fights, avec les bandes du nord. La fin de cette guerre voit Lamence « monter son bizness » avec des associés, d'abord dans son quartier (shit), puis aux Tarterêts (trafic de voitures, racket, escroquerie zaïroise, cambriolages).
Après une hospitalisation à la suite d'une blessure à la jambe par arme à feu il part à Amiens (où habite sa mère) avec sa copine. Lorsqu'elle le quitte il retourne à Corbeil où il s'engage dans la vie associative (il ne précise pas quels sont ses moyens d'existence pendant cette période). Mais il est rattrapé par son passé, expulsé au Congo où va débuter la guerre entre les milices sudistes du président Pascal Lissouba et les milices nordistes de l'ex-président Denis Sassou N'guesso, milices soutenues par les Angolais. Il réussira à revenir en France au printemps 2000, à fonder une famille et à vivre d'activités non-délictueuses.
Marie-Hélène Bacqué se situe comme travaillant sur les milieux populaires et les formes d'engagement. Si Lamence Madzou a été son principal « informateur », elle a aussi rencontré plusieurs autres membres des bandes de cette époque, garçons et filles, visité avec eux les lieux évoqués, contrôlé et daté les événements par une recherche systématique dans la presse.
Dans son analyse, elle relève particulièrement le contexte social de précarisation socio-économique des couches populaires dont sont victimes les familles des jeunes Noirs qui composent la majorité des membres des bandes de cette époque, avec toutefois un certain nombre de Maghrébins. Trois décennies plus tôt les blousons noirs se sont reconvertis dans le monde ouvrier qui constituait leur horizon social « naturel », faisant parfois carrière dans le mouvement syndical et politique. Les années quatre-vingts voient au contraire le déclin du Parti communiste et la disparition des formes d'encadrement qui caractérisaient les villes ouvrières. [Commentaire : mais quid de l'antériorité de l'oeuf ou de la poule ? L'augmentation de la proportion de travailleurs issus des DOM-TOM, d'Afrique et de pays musulmans non-africains au sein de la classe ouvrière aurait-elle joué un rôle dans ce déclin et cette disparition (constituant une « divine surprise » pour une partie des couches dirigeantes) ?]
Le « matériel sociologique » présenté ici par Marie-Hélène Bacqué lui paraît précieux pour dépasser l'opposition entre le déni (il n'existerait pas de bandes « ethniques » et la constitution de ces bandes relèverait uniquement de déterminants sociaux) et la caricature (les bandes « ethniques » renverraient à une dynamique communautariste fermée, construite sur des origines et une culture partagées, s'opposant à la République et la mettant en danger). Elle note en effet que l'identité noire que la bande permet de construire est une identité « non-blanche » plutôt qu'une identité africaine se réclamant des origines et construite à partir d'une culture traditionnelle, et qu'à cette époque les rapports des jeunes à la religion étaient très distendus. Autre opposition avec l'époque actuelle, les bandes de cette époque ne reposent pas sur un territoire : elles ont une mobilité importante avec comme points de rassemblement des centres commerciaux, des gares.
Marie-Hélène Bacqué hasarde quelques réflexions sur les relations entre garçons et filles, notant que les garçons ont plutôt éludé cette question au cours des entretiens. Elle souligne la parenté entre les valeurs cultivées au sein des bandes et celles du néo-libéralisme (individualisme, réussite, argent, concurrence). Elle relève un tournant dans les politiques judiciaires au cours des années 90, la philosophie de protection de l'enfance perdant du terrain au profit d'une philosophie du respect de l'ordre public. En ce qui concerne les politiques locales, elle décrit le cas exemplaire du clientélisme mis en place à partir de 1995 à Corbeil-Essonne (le « système Dassault »).
En conclusion, après avoir montré les changements entre l'époque évoquée par Lamence Madzou et l'époque actuelle (« ...Il n'y a pas de bande, c'est tous les jeunes du quartier... » dit un policier.), elle écrit : « … Le témoignage de Lamence Madzou illustre la difficulté d'un processus d'affiliation à la société français d'un jeune « Noir de France » dont les parents sont touchés par la précarisation sociale. En vingt ans, cette situation sociale a continué à se dégrader. Elle s'est cristallisée dans des territoires urbains dont la stigmatisation ne fait que redoubler le sentiment de mise à l'écart... » et elle appelle à ce que « … s'engage un processus de reconnaissance sociale et politique d'une jeunesse issue des quartiers populaires et appartenant aux " minorités visibles " »
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