« Le K » débute le recueil éponyme (50 nouvelles) paru en 1966 du grand écrivain italien Dino Buzzati (1906-1972). Comparé à Kafka, Buzatti, homme secret du Frioul, s’en démarque en décrivant des mondes ouverts, vacants, béants. Par cette entrée en matière époustouflante et déconcertante, le lecteur ne peut qu’être happé et poursuivi longtemps par une histoire si banale en apparence mais soulevant tant d’interrogations sans véritables réponses. Il y a ce que l’on attend de la vie et les renoncements, la fuite du temps, l’angoisse d’un monde incernable, l’absolue dignité d’un homme solitaire, des thèmes en gestation qui ont été développés dans Le Désert des Tartares [Il deserto dei Tartari] (1940). Le K est une nouvelle appartenant à la veine merveilleuse de Buzzati car dans une vie somme toute banale apparaît un monstre avec « ce mufle de bison, cette gueule qui ne fait que s’ouvrir et se fermer spasmodiquement, ces dents terribles… », « un poisson de très grande taille, affreux à voir et extrêmement rare… indifféremment appelé kolomber, kahloubrha, kalonga… » et qui fait « Bouhouhou ! » en mugissant d’une voix implorante. Stefano Roi, fils d’un capitaine au long cours, a vu le K, malédiction des marins, et ne doit plus s’approcher du rivage. Au lieu de cela, fasciné par l’angoisse morbide qui le poursuit sans trêve dans le sillage de ses expéditions maritimes, Stefano fuit la vie et le bonheur. A l’article de la mort, le vieil homme décide d’affronter son destin et part seul à la rencontre du K mais il s’est mépris sur les intentions du squale hideux. Le K cherchait obstinément à lui remettre « la fameuse Perle de la Mer qui donne à celui qui la possède fortune, puissance, amour et paix de l’âme. » Trop tard, bien sûr et quand on retrouve son cadavre deux mois plus tard, il serre « entre ses phalanges minces… un petit galet arrondi ». La nouvelle suivante, La Création, est ironique et caustique à souhait. Le ton désinvolte et malicieux ne se révèle que dans la juxtaposition comique des répliques ou le choix de quelques mots presque anodins mais porteurs d’une vision pessimiste de l’humanité. Le lecteur ne peut que sourire lorsqu’un ange dessinateur tente d’expliquer son projet à Dieu, la création de l’homme. Il finit sa tirade ainsi : « En ton honneur il bâtira des temples grandioses et il livrera des guerres terriblement meurtrières. » Dieu dit : « Aïe, aïe, aïe ! Tu veux dire que ce serait un intellectuel ? […] Que cet être que tu as imaginé soit doué de qualités exceptionnelles, c’est possible, mais à en juger d’après sa mine, il m’a tout l’air d’être une source d’embêtements à n’en plus finir. » La fin est connue et rien aujourd’hui ne semble contrecarrer la vision divine forcément omnisciente. Les nouvelles s’enchaînent, inégales, parfois exceptionnelles quand la concision et la lucidité de Dino Buzatti s’accordent parfaitement. L’auteur n’hésite pas à se mettre nommément en scène (voir « Les bosses dans le jardin »). Le merveilleux nimbe l’ensemble du recueil. Il n’est pas là pour le décor mais joue comme élément révélateur des carences humaines (« Le veston ensorcelé »). Le manque de communication, l’égoïsme et la solitude conjugués rendent encore plus prégnant la misère de l’homme. Chaque lecture montre de nouveaux pans de l’œuvre et dégage une mélancolie allant crescendo. Malgré cela, il n’y a rien de triste en bout de course. On s’amuse aussi en route. Enfin, chacun a ses histoires fétiches qu’il peut prendre plaisir à raconter et à faire circuler comme un conte au coin d’un feu. Hormis « Le K » qui m’a poursuivi toute ma vie, j’ai un faible pour le « Quiz aux travaux forcés » : « Je les avais eu les salauds. Derrière moi on ouvrait les volets » et le grand voyage en Absurdie peut continuer.
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